Laurent FLEURY Max Weber sur les traces de Nietzsche ? RÉSUMÉ Existe-t-il une i
Laurent FLEURY Max Weber sur les traces de Nietzsche ? RÉSUMÉ Existe-t-il une influence de la pensée de Nietzsche sur l’œuvre de Weber ? Un examen des débats développés autour de cette question en Allemagne et dans le monde anglo-saxon permet de nuancer, voire de récuser, une telle hypothèse. En prenant appui sur leurs lignes de force et en laissant de côté la question des rapports de Weber aux nietzschéens et aux nietzschéismes, on a privilégié ici une comparaison raisonnée de la pensée respective des deux auteurs sur les thèmes de la religion, de la science et de la politique. Il en ressort de sensibles divergences quant aux trois comparaisons esquissées, mais sur un mode contrasté et différencié, qui allie adhésion thématique, réfutation critique et suspicion ironique. Max Weber et la réception de Nietzsche Longtemps négligée, la question de l’influence de Nietzsche sur Weber devient aujourd’hui très disputée, et ce depuis l’article de Fleischmann (1964) qui, posant Weber en « exécuteur testamentaire » de Nietzsche, suggère une filiation. Relevant les « consonances » entre le sociologue et le philosophe, Hennis approfondit le portrait de Weber en fils naturel de Nietzsche et fonde par là même une tradition interprétative par son chapitre intitulé : « Les traces de Friedrich Nietzsche dans l’œuvre de Weber » ([1987] 1996, pp. 181-206). Pour Mommsen, Hennis surestime l’influence nietzschéenne (1988). Pour Schluchter, dans une critique virulente, faire de Nietzsche le « grand caché » de l’œuvre de Weber constitue une considérable méprise : « Non, Nietzsche n’apparaît pas dans l’œuvre de Weber non parce qu’il n’a pas osé se situer ouvertement par rapport à lui mais parce qu’il n’estimait ni les “ornements biologiques” de celui-ci, ni sa “fibre morale”. Certes, il voyait dans l’œuvre de Nietzsche un événement historique spirituel important, mais aucune base pour une science sociale historique et théorique. » (1996, p. 182). À l’origine de ces débats se trouve, entre autres, la fameuse déclaration de janvier 1920 par laquelle Weber aurait explicité sa dette envers l’héritage nietzschéen, à la suite d’une conférence tenue par Spengler au cours de laquelle celui-ci avait eu quelques jugements méprisants à l’égard de Nietzsche et de Marx. Weber aurait répliqué, comme le rapporte son neveu, Edouard Baumgarten, alors présent, que « l’honnêteté d’un intellectuel d’aujourd’hui, et avant tout d’un philosophe d’aujourd’hui, peut se mesurer à 807 R. franç. sociol., 46-4, 2005, 807-839 son attitude face à Nietzsche et à Marx. Celui qui ne concède pas qu’il n’au- rait pu mener des parties essentielles de son œuvre sans le travail que ces deux-là ont accompli se trompe lui-même et les autres. Le monde dans lequel nous existons nous-mêmes intellectuellement est en bonne partie un monde formé par Marx et Nietzsche » (Hennis, [1987] 1996, p. 181). Sans surestimer la portée de ce propos, on ne saurait contester que ces deux maîtres ont inspiré Weber. Il faut cependant interroger le statut de cette « reconnaissance de dette » dont Schluchter suggère, non sans radicalité, l’éventuel caractère apocryphe (1996a). Se fondant sur la recension de parentés sémantiques ou de ressemblances thématiques, plusieurs commentateurs ont, depuis, insisté, soit sur les affinités intellectuelles entre Weber et Nietzsche (Fleischmann, 1964 ; Turner, 1982 ; Peukert, 1986 ; Hennis, [1987] 1996 ; Schroeder, 1987 ; Tyrell, 1991 ; Stauth, 1992), soit, au contraire, sur leurs divergences (Eden, 1988 ; Antonio, 1995 ; Schluchter, 1996a ; Oexle, 2001). Ces auteurs ont inventé une tradition, car poser la comparaison, c’est déjà fonder celle-ci comme légitime, ou du moins la supposer telle. Au-delà de l’incompatibilité de thèses antinomiques qui vont, d’un côté, de l’affirmation réitérée d’une filiation à, de l’autre, la réfutation d’une quel- conque influence, la véhémence de la dispute constitue ce conflit d’interpréta- tions en champ de bataille. Nombre des enjeux intellectuels soulevés expliquent l’âpreté des débats, du moins en Allemagne. Car, en France, un tel débat n’existe pas. Les commentateurs français n’ont guère porté attention à la question (1). Ainsi, pour qui connaît les échos nietzschéens dans la pensée de Weber, la conjonction entre les noms de Weber et de Nietzsche tend du coup à se prononcer aujourd’hui sur le ton de l’évidence. Pour qui les ignore, la relation entre Weber et Nietzsche s’apparenterait plutôt à l’histoire d’une non-rencontre. Ton de l’évidence ou déni d’existence : un silence s’ensuit que cette étude se propose de briser, en revenant sur ce statut d’évidence et en prévenant ainsi les mésinterprétations ou amalgames produits par la circulation de tels « impensés ». Si l’influence de Nietzsche sur Weber devient une hypothèse féconde pour l’interprétation de l’œuvre du sociologue, ne risque-t-elle pas cependant de forger un nouveau « mythe fondateur des sciences sociales » ? Comparaison est- elle ici raison ? Aujourd’hui, une série de contributions, moins polémiques, de Lichtblau (1999), Treiber (2000) et Weiß (2004) reviennent sur la question (2). En prenant appui sur les lignes de force de ces débats, développés en Allemagne et dans le monde anglo-saxon (3), cet article propose des conclu- sions quant au rapport de Weber à Nietzsche en privilégiant une triple confrontation de leur pensée respective sur les questions touchant à la 808 Revue française de sociologie (1) Une exception tient dans la critique de François Chazel, Revue française de sociologie, 1998, reprise et augmentée dans Chazel (2000). (2) Nous remercions ici Jean-Pierre Grossein, ainsi que Hubert Treiber de nous avoir mis sur la piste de plusieurs textes impor- tants pour notre problématique. Nos remercie- ments vont aussi à François Chazel pour sa relecture attentive. (3) S’il est un regain d’intérêt pour la question baptisée « Weber et la réception de Nietzsche », il faut néanmoins rappeler que Nietzsche fut longtemps absent des études wébériennes. La recherche sur Weber a pendant religion, à la science et à la politique, thématiques dont l’apparente ressem- blance abrite de sensibles différences. Fleischmann suggérait en 1964 la filia- tion. Un examen plus approfondi et nourri des pièces du débat permet de récuser une telle hypothèse. Sans pouvoir ici restituer celles-ci en l’état, cet article montre, au contraire, qu’une relecture des écrits de Nietzsche et de Weber suggère non seulement une absence de filiation, mais révèle plus encore de fortes divergences quant aux trois comparaisons esquissées. Ces nuances décisives prennent d’autant plus de valeur pour la conclusion avancée ici qu’il est attesté que Weber a lu Nietzsche avec l’infinie curiosité qui le caractérise. Le lecteur francophone pourra ici prendre connaissance non seulement de débats controversés en la matière, mais aussi se retrouver dans la discussion même que Weber a instaurée avec Nietzsche, puisque, plus que des rapports de Weber aux nietzschéens et aux nietzschéismes, qui n’ont su trouver leur place dans le cadre de cet article, c’est la comparaison raisonnée de leurs réflexions qui a été privilégiée. Le parti de fidélité aux textes, retenu, ne tarde pas à révéler nuances, distances, divergences sur des thématiques qui leur sont pourtant communes. Si l’on consent à revenir à la lettre de Weber sans lui donner la musique nietzschéenne de 1895 pour bruit de fond ou seule tonalité, on s’apercevra vite que les textes relatifs au « désenchantement du monde », ou encore ceux traitant du ressentiment, de l’objectivité de la science ou de la politique, devraient décevoir une herméneutique pan- nietzschéenne. De La généalogie de la morale à la Sociologie des religions Affinités thématiques, nuances sémantiques et divergences théoriques : trois constats communs aux trois questions suivantes. Quelle parenté le « désenchantement du monde » entretient-il avec le nihilisme diagnostiqué par Nietzsche ? En quoi leur traitement différencié de l’influence des valeurs sur la conduite de vie trahit-il l’irréductible différence de leur méthode ? En quoi, enfin, la critique wébérienne de la thèse nietzschéenne du ressentiment révèle-t-elle une profonde divergence théorique, voire épistémologique ? 809 Laurent Fleury (suite note 3) longtemps eu du mal à apprécier à sa juste valeur, voire même à remarquer, l’influence de Nietzsche sur Weber. La question même de la réception ou des « traces » de Nietzsche dans l’œuvre de Weber date des années 1960, en raison de facteurs intra- et extra-scientifiques : l’élargissement et l’approfondissement des recherches sur les œuvres de Weber, la perte de plausibilité étonnamment subite de la théorie marxienne ou marxiste de l’histoire et de la société (Weiß, 1981), ainsi que, corrélati- vement, l’extraordinaire gain de plausibilité de la philosophie de Nietzsche, elle-même réhabi- litée à la même époque, particulièrement de son diagnostic de la dynamique et des antinomies de la culture moderne (Weiß, 2004, p. 303). Cette re-découverte des potentialités inépuisées de diagnostic culturel contenues dans les analyses wébériennes aux consonances nietzschéennes explique également ce regain d’intérêt. Du « nihilisme » au « désenchantement du monde » L’analyse wébérienne du désenchantement du monde présente d’éton- nantes concordances avec le diagnostic que Nietzsche porte sur le monde moderne occidental (Peukert, 1989). Même si la pensée de Weber interdit d’en faire un nietzschéen « les rapports directs et les échos indirects à Nietzsche sautent aux yeux » (Peukert, 1986, p. 437) : en témoignent les occurrences du thème des « uploads/Philosophie/ rfs-464-0807.pdf
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- Publié le Jan 13, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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