Historiographia Linguistica XXVII:2/3.265-277 (2000). John Benjamins BV, Amst
Historiographia Linguistica XXVII:2/3.265-277 (2000). John Benjamins BV, Amsterdam Not to be reproduced in any form without written permission from the publisher. LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE DE FERDINAND DE SAUSSURE TEXTES ET RETOUR AUX TEXTES SIMON BOUQUET Université de Paris X–Nanterre 0. Introduction On entend parler depuis quelque temps de ‘retour à Saussure’. Il y avait eu l’ébullition saussurolâtre ou saussuromane des années structuralistes (en France). Puis une période d’accalmie avec le déclin du structuralisme. Et main- tenant le ‘retour à Saussure’. J’en veux pour exemple le titre d’un article de 1994 de Jean-Claude Milner (“Retour à Saussure”, précisément1), ou d’un ar- ticle de Jean-Claude Chevalier en 1997 (“De nouveau Saussure”) ou par exem- ple encore le titre d’une communication donné par Christian Stetter a donné au colloque ‘Ferdinand de Saussure et l’interdisciplinarité des sciences du lan- gage’ (Zurich, novembre 1998): “Am Ende des Chomsky-Paradigmas: Zurück zu Saussure?”. Cette expression ‘retour à Saussure’, en raison de l’histoire éditoriale sin- gulière qui a été celle des textes de linguistique générale du grand Genevois, enveloppe de fait une réelle ambiguïté: s’agit-il d’un retour à des idées de Saussure que l’on a connues grâce au Cours de linguistique générale; ou s’agit- il d’un retour à des textes qui, eux, sont demeurés et demeurent encore assez largement méconnus, voire qui sont totalement inédits, — des textes que le Cours de linguistique générale recouvre, comme celui d’un palimpseste? La réponse à cette question est quasi inextricable (sauf chez quelqu’un comme Milner qui a toujours, avec des arguments assez étranges, refusé de s’intéresser à d’autres textes que celui du Cours). En fait, les deux retours se mêlent et se motivent mutuellement: les textes originaux permettent de susciter de nouvelles interprétations de cette ‘pensée de Saussure’ qu’on a chacun dans 1 “A certains égards”, écrit Milner (1994:17), “on peut affirmer que la linguistique au- jourd’hui n’est plus du tout saussurienne. Pour autant la tentative de Saussure […] oblige les linguistes à ne rien tenir pour évident; ceux-là mêmes qui s’en sont écartés devraient reprendre étape par étape l’itinéraire théorique du Cours et affronter les objections, explicites ou im- plicites, qui s’en déduisent.” SIMON BOUQUET 266 notre tête, … et nos interprétations de cette ‘pensée de Saussure’, le plus sou- vent largement fondées sur le Cours, peuvent nous mener à la quête de confir- mations dans les textes originaux. En bref, le ‘retour à Saussure’, s’il en est — mais, au fond, il est évident qu’il en est, puisqu’il suffit que des linguistes repensent à Saussure pour que retour il y ait — eh bien ce retour à Saussure est confronté, au minimum, à une situation philologique particulièrement compliquée. C’est pourquoi je voudrais contribuer à éclairer cette question du ‘retour à Saussure’ en revenant sur l’histoire éditoriale singulière des textes saussuriens de linguistique générale. 1. Les textes saussuriens de linguistique générale: Une histoire éditoriale singulière 1.1 Définition de l’expression ‘textes de linguistique générale’ Tout d’abord “textes saussuriens de linguistique générale”, qu’est-ce que cela veut dire? Saussure ne s’est jamais préoccupé, ni lors de ses cours, ni dans aucun écrit connu, de définir de manière explicite cette expression. On sait qu’elle recouvre à son époque un ensemble assez hétéroclite de problématiques (cf., e.g., Auroux 1988). Sans perdre l’arrière-plan historique, on peut préciser le sens qu’elle prend de facto dans le domaine spécifique de la production intel- lectuelle de Saussure. J’ai proposé, dans mon Introduction à la lecture de Saussure (Bouquet 1997), d’envisager cette ‘linguistique générale’ saussurienne comme relevant de trois approches distinctes: 1° Une réflexion sur les principes d’une science existante, dont le linguiste genevois était un expert: la grammaire comparée (autrement dit une épistémologie de la grammaire comparée); 2° une réflexion sur une discipline à venir, conçue comme susceptible de devenir aussi scien- tifique que la grammaire comparée (en d’autres termes un pari épistémologique ou encore une épistémologie programmatique); 3° une réflexion sur le fait de la signification linguistique, qu’on peut appeler philosophie du langage, et que je préfère appeler, dans un sens technique, métaphysique. C’est donc à l’ensemble de ces domaines que j’attacherai l’étiquette de lin- guistique générale concernant Saussure — et qu’a été couramment attachée, de fait, cette étiquette, quand bien même la partition de ces domaines n’était-elle pas nécessairement évoquée dans les termes que je propose. Il est clair, par ailleurs, que si ces trois domaines de réflexion de la pensée saussurienne, pris proposition par proposition, obéissent à une logique qui permet de les distin- LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE DE FERDINAND DE SAUSSURE 267 guer, il arrive bien souvent que leurs propositions s’entrecroisent au sein des mêmes textes. 1.2 Le corpus disponible Avant d’aborder l’histoire proprement dite des éditions des textes saussu- riens de linguistique générale, un bref rappel de l’état des textes existants. On peut répartir ces textes en trois catégories. 1° catégorie: les textes autographes de Saussure. Parmi ces textes, très peu de textes achevés: le manuscrit des trois leçons inaugurales de la chaire de grammaire comparée du novembre 1891, et des cahiers d’aphorismes peuvent être considérés comme des textes achevés; à côté de cela, on trouve un très grand nombre de brouillons, d’ébauches de chapitres, de notes éparses en vue d’un livre à venir, de notes prises pour les cours genevois de linguistique géné- rale. La plupart de ces textes ne peuvent pas être datés avec précision (il s’éche- lonnent entre 1891 et 1912). Leur très grande majorité est conservée à la Bi- bliothèque publique et universitaire de Genève (comprenant une importante donation récente en cours de classement, sur laquelle je reviendrai). Et un petit nombre de textes ont été vendus par les fils de F. de Saussure à la Houghton Library de l’Université d’Harvard (Parret 1993).2 2° catégorie de textes: les notes d'étudiants des trois cours genevois de lin- guistique générale. Il en existe aujourd'hui: 2 versions pour le cours de 1907; 3 versions pour le cours de 1908–1909; 5 versions pour le cours de 1910–1911 (toutes conservées à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève).3 3° catégorie de textes: le texte rédigé par Bally et Sechehaye intitulé “Cours de linguistique générale” (Saussure 1916). 1.3 Les deux paradigmes éditoriaux J’en viens maintenant aux éditions de ces textes. Mon intention ici n’est pas de prendre en compte toutes les parutions des textes saussuriens de linguistique générale, mais de relever les événements éditoriaux qui, en langue française et sous la forme achevée d’un livre, auront balisé la diffusion de la pensée saus- surienne et auront servi de référence à la critique (ou devraient se montrer propre à lui servir de référence, si l’on considère les futures éditions). De fait, 2 Il faudrait mentionner aussi de rares passages de travaux édités de linguistique historique mentionnant des questions de linguistique générale. 3 Il faudrait ajouter ici les notes d’étudiants de quelques autres cours genevois, pour quelques rares remarques de linguistique générale. SIMON BOUQUET 268 ces événements éditoriaux auront concouru à créer deux objets distincts — correspondant à ce que j’appellerai deux paradigmes éditoriaux.4 Le premier paradigme éditorial peut être nommé paradigme du Cours de linguistique générale comme oeuvre. Au plan du contenu, le caractère remar- quable de ce paradigme est qu’il revient, fondamentalement, à construire et à légitimer la pensée de Saussure dans sa dimension d’une épistémologie pro- grammatique de la linguistique. Le second paradigme peut être nommé paradigme des leçons orales et des autographes de Saussure comme oeuvre. Ce second paradigme éditorial a pour caractère spécifique de refléter, sans opérer de tri, une pensée beaucoup plus multiforme: à savoir, selon mon analyse, celle qui envisage à la fois une épis- témologie programmatique de la linguistique, mais aussi une philosophie des sciences (en l’occurrence une épistémologie de la grammaire comparée) et une philosophie du langage (ou, pour utiliser ma terminologie, une métaphysique). Examinons maintenant l’histoire des éditions qui instituent ces paradigmes. A. Le paradigme du Cours comme oeuvre a. Le Cours de 1916 (Saussure 1916) Si le Cours peut être considéré comme l’oeuvre de Ferdinand de Saussure, c’est en tout cas comme une oeuvre bien particulière. Cette particularité s’en- racine dans la vision et dans la volonté de Bally et Sechehaye. Ceux-ci, quel- ques semaines après la mort de Saussure, après avoir consulté des notes d’étu- diants et quelques autographes du linguiste disparu, vont, d’une part, imaginer un livre et, d’autre part, infléchir le contenu de ce livre vers une pure épisté- mologie programmatique de la linguistique, en élaguant quelque peu ce qui dans les textes originaux (notes d’étudiants et autographes de Saussure) res- sortissait à une réflexion épistémologique au sens strict (autrement dit à une épistémologie de la grammaire comparée) et, bien plus systématiquement en- core, ce qui ressortissait à une métaphysique (la conséquence en sera une ré- duction, dans le Cours, de la place tenue par la sémiologie dans les leçons orales et dans les autographes). Si la rédaction du Cours aura été une oeuvre menée conjointement par les deux collègues, Bally semble avoir joué un rôle crucial dans le projet initial — dans la conception de l’oeuvre à créer. Deux témoignages récemment retrouvés en uploads/Philosophie/bouquet-linguistique-generale-de-saussure.pdf
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- Publié le Mar 08, 2022
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