1 Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n°2 (2014) La linéarité saussurienne en

1 Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n°2 (2014) La linéarité saussurienne en rétrospection1 Pierre-Yves TESTENOIRE Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 – UMR 7597 HTL Résumé : La prise en compte des manuscrits de Ferdinand de Saussure modifie considérablement les contours de la linguistique saussurienne telle que la dessine le Cours de linguistique générale, publié à titre posthume. Ce constat vaut tout particulièrement pour le concept de « linéarité ». Son traitement dans le Cours de linguistique générale est des plus succincts. L’adjectif linéaire n’intervient que deux fois et s’applique tantôt au signe, tantôt à la langue. L’objet de l’article est d’exhumer les variations et la productivité d’une réflexion autour de la linéarité dont la publication posthume de 1916 ne rend pas compte. On s’applique à observer, à partir des écrits manuscrits du linguiste et des cahiers de ses étudiants, la genèse, le développement et les variations terminologiques - « consécutivité », « unispatialité » - que connaît ce concept dans la pensée saussurienne. Ce parcours conduira à isoler, dans les cahiers consacrés à la recherche des anagrammes, le passage où Saussure fait de la succession linéaire inhérente aux faits de langue « le principe central de toute réflexion utile sur les mots ». Mots-clefs : Saussure - Jakobson – linguistique générale – Cours de linguistique générale - anagrammes – manuscrits The Saussurian linearity in retrospection Abstract : Taking into account of the manuscripts of Ferninand de Saussure changes considerably the contours of saussurian linguistics as designed by the Cours de linguistique générale, published posthumously. This statement is true especially for the concept of "linearity". Its is addressed in a very succinct way in the Cours de linguistique générale. The adjective linear occurs only twice and applies sometimes to the sign, sometimes to the language. The object of the article is to exhume the variations and the productivity of a reflection about linearity of which the posthume publication of 1916 does not give full account. We observe, from the manuscripts writings of the linguist and the study books of the students, the genesis, the development and the terminological variations - "consecutivity", "unispatiality" - of this concept in the saussurian thought. This path leads to isolate, in the study books dedicated to the search of anagrams, the part in which Saussure makes the linear succession inherent in the facts of language "the core principle of all usefull reflection on words". Keywords : Saussure - Jakobson - general linguistics - Cours de linguistique générale - anagrams - manuscripts 1 Cet article est paru pour la première fois dans les Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, 22, 2012 : 149-170. 2 Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n°2 (2014) 1. Introduction Le concept de linéarité occupe une place ambivalente dans la réception de la pensée saussurienne. D’après le Cours de Linguistique Générale édité à titre posthume en 1916 par Charles Bally et Albert Sechehaye (désormais abrégé CLG), la linéarité est, avec l’arbitraire du signe, l’un des deux caractères primordiaux du signe linguiste. La centralité du concept ne se retrouve pas dans le destin du saussurisme au XXe siècle. La disparité de traitement réservé à ces deux principes fondamentaux est patente : la linéarité n’a pas connu la fortune de l’arbitraire ni suscité autant de controverses. De fait, la revendication d’une linguistique saussurienne au XXe siècle repose sur un petit nombre d’axiomes – outre l’arbitraire du signe, les distinctions langue/parole, synchronie/diachronie, les notions de système et de valeur – dont la linéarité ne paraît pas faire partie. La fortune moindre de ce concept n’est pas imputable à la transmission chaotique des textes saussuriens. À aucun moment de sa réception, il n’est appréhendé comme un principe structurant de la linguistique saussurienne. Dans les comptes rendus qui suivent les premières éditions du CLG, la linéarité est à peine évoquée 2. Lors de la période structurale, c’est la question du signe et du système qui est au cœur des préoccupations. La prise en compte, dans la seconde moitié du XXe siècle, des manuscrits autographes du linguiste 3 ne change pas le sort réservé par la critique à ce principe. La substitution progressive des manuscrits au CLG de Bally et Sechehaye comme texte de référence de la linguistique saussurienne maintient la linéarité en marge de la réception de l’édifice théorique. C’est que ce concept est peu travaillé dans les notes autographes du savant genevois. Les termes « linéaire » ou « linéarité » n’apparaissent pas en tant que tels dans les notes manuscrites de linguistique générale éditées à ce jour 4. Aussi les études saussuriennes récentes, fondées uniquement sur ces documents, accordent une place résiduelle au second principe du signe, loin de centralité que lui conférait le CLG 5. Dans cette indifférence toute relative 6, la linéarité a été l’objet de deux critiques successives, qui témoignent de deux moments de la réception de Saussure. La première émane de la phonologie structurale, la seconde de la découverte des manuscrits d’anagrammes. L’un des artisans de cette double critique est Roman Jakobson. La réfutation du second principe du signe saussurien est récurrente dans ses écrits de phonologie. Elle s’appuie sur l’acception dépassée du phonème qu’il analyse chez Saussure car elle ne reconnaît pas la simultanéité des traits distinctifs (Jakobson 1962 : 304-308, 419- 420, 636 ; 1971 : 336, 357, 718 ; 1976 : 104-113 et Jakobson/Waugh 1980 : 27-28). Le raisonnement qui soutient le principe de la linéarité du signifiant est plusieurs fois qualifié de « cercle vicieux » (Jakobson 1962 : 419, 636 ; 1976 : 106 et Jakobson/Waugh 1980 : 27). 2 Ainsi dans les comptes rendus de Meillet, Vendryes, Schuchardt, Sechehaye et Bloomfield parus entre 1916 et 1924 et réunis dans Normand (1978), la linéarité n’est pas mentionnée. C’est la définition de la langue, distincte de la parole, qui est surtout discutée. 3 La parution en 1957 des Sources manuscrites du cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure de Robert Godel marque un tournant dans l’approche de l’œuvre saussurienne. La publication de l’édition critique du Cours de Linguistique Générale de Rudolf Engler (1968-1974) et la découverte, en 1996, de nouveaux manuscrits constituent deux autres étapes importantes. 4 On cherchera ainsi en vain l’entrée « linéarité » dans l’index des Ecrits de Linguistique Générale. 5 A titre d’exemple, dans la récente synthèse de Loïc Depecker qui se propose de Comprendre Saussure d’après les manuscrits, seules quelques lignes sont consacrées à la linéarité et le terme est absent du glossaire des principales notions saussuriennes qui figure à la fin de l’ouvrage. 6 De nombreuses études traitant du problème de la linéarité chez Saussure existent : elles sont indiquées dans la bibliographie. 3 Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n°2 (2014) Jakobson voit dans cette « croyance traditionnelle » en la linéarité la rémanence chez Saussure de l’empirisme naïf qu’il prête aux néogrammairiens (Jakobson 1962 : 419-420, 636 et 1971 : 243). La découverte dans les années 60 des manuscrits relatifs aux anagrammes fournit au linguiste un autre angle d’attaque. Jakobson pointe, sur cette question, une contradiction interne à la pensée saussurienne : la pratique anagrammatique du savant genevois s’affranchirait du principe de linéarité exposé dans le CLG. Se fondant sur les premières publications relatives aux anagrammes de Jean Starobinski, il écrit : « L’anagramme poétique franchit les deux ‘lois fondamentales du mot humain’ proclamées par Saussure, celle du lien codifié entre le signifiant et son signifié, et celle de la linéarité des signifiants. Les moyens du langage poétique sont à même de nous faire sortir “hors de l’ordre linéaire” (MF, p. 255) ou, comme le résume Starobinski, “l’on sort du temps de la ‘consécutivité’ propre au langage habituel” (MF, p. 254) » (Jakobson 1973 : 200) 7. Ces deux critiques, souvent reprises ou partagées, sont exemplaires des ambiguïtés qu’induit le traitement très succinct du second caractère primordial du signe dans le CLG. Discuter cette double objection nécessite un retour aux textes originaux où est développé le principe saussurien de linéarité. Dans cette entreprise, la lecture critique de Saussure par Jakobson, auquel le titre de cette étude rend hommage 8, servira de fil directeur. Pour déterminer la pertinence des deux critiques formulées, on s’attachera à définir la place de la linéarité dans l’enseignement de linguistique générale et dans la réflexion, linguistique, sémiologique et poétique, telle qu’on la trouve consignée dans les textes autographes du linguiste. 2. La linéarité dans les cahiers d’étudiants Les occurrences du concept de linéarité dans le CLG sont au nombre de deux. La première figure dans le célèbre chapitre sur la « nature du signe linguistique », signe auquel Saussure reconnaît deux caractères primordiaux : l’arbitraire de la relation signifiant / signifié et « le caractère linéaire du signifiant » (Saussure 1967 : 103). La seconde mention apparaît dans la deuxième partie consacrée à la linguistique synchronique où, pour introduire les notions de rapports syntagmatiques et associatifs, il est fait mention de ce second principe avec renvoi au passage précité (Saussure 1967 : 170). Une première difficulté se fait immédiatement jour puisqu’il est uploads/Philosophie/la-linearite-saussurienne-en-retrospection.pdf

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