Albert Camus : Du rejet de Dieu à l'affirmation de l'homme O mon âme, n’aspire

Albert Camus : Du rejet de Dieu à l'affirmation de l'homme O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. Pindare, 3e Pythique Les philosophies de l’existence1ont pris conscience que l’homme occidental a perdu un certain sens de l’absolu, fondateur de culture et de science. Les évidences du passé (la nature, Dieu, la raison) sont devenues non évidentes pour nous, d’où l’apparition d’un malaise profond de l’homme contemporain qui ne trouve plus de sens à sa souffrance. Celui-ci se demande alors s’il est né pour autre chose que pour mourir. Selon le philosophe de l’existence, le monde est devenu insensé et étranger ; nous n’en voyons plus la nécessité et l’homme ne se sent plus appelé. Il ne sait pas à quoi il répond, il existe de manière contingente.2 D’après Jean Wahl, nous nous éprouvons nous-mêmes « comme étant là, dans le monde, délaissés, sans secours et sans recours ; nous sommes jetés dans ce monde sans que nous en percevions la raison. C’est ici une des affirmations fondamentales de la philosophie de l’existence : nous sommes sans que nous trouvions de raison à notre existence [...]. L’existence de cet être jeté dans le monde qu’est l’homme est en même temps essentiellement finie, limitée par la mort [...] »3. Partant de la constatation analogue d’une absence de signification évidente et immédiate de l’homme et de son rapport au monde, Camus va s’opposer aux philosophes de l’existence et, en particulier, à Kierkegaard 4. En effet, Camus leur adresse le reproche suivant : « Pour m’en tenir aux philosophies existentielles, je vois que toutes, sans exception, me proposent l’évasion. Par un raisonnement singulier, partis de l’absurde sur les décombres de la raison, dans un univers fermé et limité à l’humain, ils divinisent ce qui les écrase et trouvent une raison d’espérer dans ce qui les démunit. Cet espoir forcé est chez tous d’essence religieuse. »5 Si Camus partage le point de départ de Kierkegaard, à savoir la découverte de l’absurde au sein d’un monde fini et limité, il n’accepte pas la conclusion de ce dernier qui trouve un réconfort et une solution dans l’espoir en Dieu. Prenant le contre-pied de cette position, Camus va préconiser les vertus de la révolte et la fidélité à l’absurde. L’enjeu est donc de taille, puisqu’il s’agit, dans l’optique de Camus, soit de vivre, dans l’espérance de Dieu, en fonction de l’avenir et de mépriser le présent et les valeurs humaines, soit, au contraire, de vivre dans le présent et de mettre au centre les valeurs humaines, terrestres afin de rendre toute sa dignité à l’homme. Lors de cette étude, nous commencerons par définir la notion d’absurde et le rôle de la conscience, points de départ de la réflexion camusienne. Nous verrons ensuite en quoi la découverte de l’absurde pose la question du sens de la vie et, finalement, nous suivrons l’analyse de Camus des deux réponses possibles à l’absurde : celle du suicide et celle de l’espoir -qu’il nomme suicide philosophique- auxquelles il va opposer la révolte qui est, selon lui, la seule solution logique et fidèle à l’absurde. Nous nous attacherons surtout au suicide dit philosophique, 1 J’entends par philosophies de l’existence celles qui envisagent l’homme dans son individualité, dans son rapport singulier au monde. 2Ces remarques sont empruntées au cours de M. Célis sur les philosophies de l’existence du 27 octobre 1992. 3 Wahl, Jean, Esquisse pour une histoire de l’existentialisme, Paris, Arche, 1949, p30. 4 Nous laisserons de côté les critiques adressées par Camus à Jaspers, Chestov et Husserl pour consacrer notre étude à la comparaison des philosophies camusienne et kierkegaardienne. 5Camus, Albert, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1990, p. 52 puisque cette dénomination a principalement pour cible la philosophie de Kierkegaard. En dernière instance, nous essaierons de dégager les enjeux de cette divergence d’idées. Camus définit ainsi le sentiment de l’absurdité : il s’agit d’un « divorce entre l’homme et sa vie »1. L’homme est en effet un « étranger », en « exil » dans un monde qui lui est irréductible. Il y a rupture entre l’homme et sa nostalgie d’unité, son exigence de clarté et le monde déraisonnable. La réalité peut être décrite par des lois, mais jamais rendue claire, ni conçue dans sa totalité, alors que l’homme aspire sans repos à la clarté et en appelle sans fin, devant la diversité qu’il rencontre, à une unité qui se dérobe sans cesse. L’absurde naît de la « confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. »2 L’absurde se définit donc par la contradiction entre notre aspiration à l’éternel et notre subordination à la durée, par l’opposition entre notre désir d’unité et la dualité irréductible de notre nature, par le désaccord entre notre passion de comprendre, d’exercer notre raison, et l’inintelligibilité du monde, entre notre quête acharnée du bonheur et la vanité de notre action face à la mort. C’est d’ailleurs devant la mort que l’absurde nous assaille le plus, car la vision de celle-ci met en évidence le caractère fini et l’inutilité de la nature humaine. Il faut maintenant voir ce qui permet la découverte de l’absurde, c’est-à-dire la conscience, conscience de la compréhension finie et limitée de la raison humaine. Ceci nous amène à définir plus précisément encore l’absurde : « L’absurde c’est la raison lucide qui constate ses limites. »3 Quel est le phénomène qui provoque l’éveil de la conscience ? « Un jour seulement, le pourquoi s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement [...]. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience [...]. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. »4 En face d’un monde incompréhensible et d’une vie dérisoire, va donc surgir la conscience ; ou c’est plutôt elle qui fait surgir cette vision nouvelle. Nous devons désormais garder constamment à l’esprit que, pour Camus, l’absurde est inséparable de la conscience et du monde, et n’a de réalité que dans leur relation toujours en tension. Pour que l’absurde soit maintenu, aucun des deux termes ne doit être éludé. La conscience de l’absurde fait jaillir la question cruciale du sens de la vie : « Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »5 Plus loin, Camus précise le but de sa réflexion : « Ce qui m’intéresse [...] ce ne sont pas tant les découvertes absurdes. Ce sont leurs conséquences. »6 La logique de l’absurde conduit-elle à la mort ou, au contraire, à l’affirmation de la vie ? « Vivre sous ce ciel étouffant commande qu’on en sorte ou qu’on y reste. Il s’agit de savoir comment on en sort dans le premier cas et 1Id. , p. 20 2Id. , p. 39 3Id. , p. 72 4Id. , p. 29 5 Id. , p. 17 6 Id. , p.33 pourquoi on y reste dans le second. »1 Tel est donc l’enjeu de la philosophie existentielle, selon Camus. Celui-ci parcourt, dans un premier temps, deux attitudes face à l’absurde qui renoncent à vivre « sans appel » : celle du suicide physique et celle du suicide philosophique, l’une conduisant à la mort du corps, l’autre à celle de l’esprit. Commençons par la première. Camus affirme : « L’unique donnée est pour moi l’absurde. Le problème est de savoir comment en sortir et si le suicide doit se déduire de cet absurde. »2 Pour Camus, le fondement du suicide est basé sur un sentiment (une disposition affective), celui d’une perte d’évidence irréfléchie qui concerne notre familiarité avec le monde. Nous devenons « étrangers » à ce monde et cette rupture d’évidence empêche l’homme de vivre. Camus reconnaît qu’il y a un lien direct entre le sentiment d’absurdité et l’aspiration vers le néant, mais la question fondamentale est la suivante : « L’absurde commande-t-il la mort [...] »3, c’est-à-dire le suicide est-il la solution logique à l’absurde ? Camus rejette énergiquement cette conclusion. En effet, « refuser un sens à la vie [ne] conduit [pas] forcément à déclarer qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue. »4 L’absurde est né de la confrontation de la conscience, de la raison lucide, avec l’irrationalité du monde et « nier l’un des termes de l’opposition dont il vit, c’est lui échapper. »5 Or, selon Camus, il faut vivre dans cet absurde et non s’y dérober.6 Le suicide ne peut donc pas constituer une issue à l’absurde, puisqu’il anéantit la conscience où la vision de l’absurde trouve son support. Il détruit par conséquent la contradiction qui, seule, peut maintenir l’absurde, il nie notre besoin de transparence impossible et consent à l’absurde en s’en détournant. Venons-en à la deuxième réponse à l’absurde examinée dans Le mythe de Sisyphe : celle de l’espoir, représentée uploads/Philosophie/camus-rejet-de-dieu.pdf

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