Phares 259 Connaissance et sagesse dans la philosophie de Louis Lavelle Nicolas

Phares 259 Connaissance et sagesse dans la philosophie de Louis Lavelle Nicolas Comtois, Université Laval « Nul ne peut connaître la vie de l’esprit si la douceur lui est étrangère.1 » L’interrogation fondamentale qui nous anime ici fut d’abord celle de Pierre Hadot, et reste celle de plusieurs de nos contemporains, à savoir si la philosophie peut encore être une sagesse, c’est‑à‑dire si elle peut, tout en conservant les acquis de siècles de travail théorique (et sans trahir son exigence conceptuelle), constituer également une pratique2. Il nous semble que l’on peut trouver une réponse originale à cette question chez un philosophe français du siècle dernier qui reste aujourd’hui méconnu, mais dont l’œuvre est incontournable dès lors que l’on porte un intérêt au problème qui nous occupe ; il s’agit de Louis Lavelle. Nous nous demanderons donc spécifiquement comment, sans sortir du cadre universitaire (Lavelle a été professeur à la Sorbonne et au Collège de France) et tout en assumant l’état, en son temps, du questionnement philosophique, il lui a été possible de lier ensemble connaissance philosophique et « sagesse de la conduite3 ». Cela nous conduira à étudier sa pensée en trois temps, qui nous semblent marquer les trois étapes fondamentales de son développement : tout d’abord, la décision de partir de l’expérience de l’être, au plus intime du questionnement philosophique ; ensuite, l’élaboration d’un système entier de métaphysique, malgré le discrédit dans lequel était tombée une telle démarche ; enfin, l’approfondissement existentiel de ce savoir théorique, de manière à constituer un enseignement susceptible de jeter une lumière nouvelle sur la vie quotidienne. 1. L’expérience de l’être Il faut expliquer tout d’abord le choix de Lavelle de prendre une expérience (il s’agit ici d’une expérience intérieure, dont la portée est Phares 260 Commentaires métaphysique) pour point de départ de la connaissance philosophique. Explicitement, ce choix est tributaire de l’appartenance de Lavelle à la tradition spiritualiste française, qui peut être décrite comme une série de développements fondés sur l’expérience cartésienne du cogito4. De manière plus implicite, mais peut‑être plus vive, il est lié à l’atmosphère apparue en philosophie dans la foulée du bergsonisme. L’expérience de l’être est considérée avant tout par Lavelle comme un fait immédiat de la conscience, sans l’exigence préalable d’une démarche conceptuelle ou méthodique ; l’expérience telle qu’il l’envisage s’inscrit dans le cadre d’un « retour au concret5 » et Bergson en est le principal inspirateur : « c’est à M. Bergson que je dois peut‑être cette certitude que la philosophie ne vaut qu’à condition qu’elle exprime un contact direct, sincère, immédiat et profond avec la vie concrète et personnelle de la conscience, indépendamment et au‑delà de toutes les théories et de tous les systèmes6 ». Lavelle ne centrera pas son travail, comme Bergson, sur la notion d’intuition, et il tirera avant tout de l’intériorité une ontologie plutôt qu’une métaphysique de la durée. Cependant, on pourra reconnaître dans sa manière de traiter de la vie de l’esprit une préoccupation constante, comme chez son prédécesseur, pour parler de la conscience telle qu’elle peut être appréhendée directement7. 1.1 Expérience primitive La philosophie de Lavelle part donc d’une expérience, et cette expérience, de son point de vue, est celle de l’être. D’ailleurs, si l’on veut avoir une connaissance de l’être, quelle qu’elle soit, fait remarquer Lavelle, il n’y a pas d’autre voie possible : « si la logique nous permet d’atteindre l’intelligibilité d’une chose, c’est‑à‑dire son idée, la chose ne peut être atteinte elle‑même que d’une manière immédiate, et par suite, dans une expérience : or l’être est précisément le caractère qui fait que les choses sont des choses8 ». Mais de quelle expérience s’agit‑il ? Et comment, si elle ne concerne que moi, peut‑elle me permettre d’atteindre l’être ? Tout d’abord, il convient de souligner que, dans sa forme première, cette expérience n’est pas spécifique au philosophe : elle n’est pas le fruit d’une méditation, elle ne dépend pas d’une méthode, mais elle Phares 261 Connaissance et sagesse dans la philosophie de Louis Lavelle constitue au contraire l’expérience la plus simple, la plus immédiate et, quoiqu’elle puisse être ignorée ou niée, la plus prégnante de la conscience. « Chacun avouera qu’elle est primitive, ou plutôt qu’elle est constante, qu’elle est la matière de toutes nos pensées et l’origine de toutes nos actions, que toutes les démarches de l’individu la supposent et la développent.9 » Ainsi, quoiqu’elle soit en liaison intime avec l’activité du moi, elle précède même la découverte de la vie subjective ; c’est le moi qui découvre l’être, mais il le découvre avant même de prendre conscience de son inscription en lui : « on peut dire que je découvre la présence toute pure, qui est la présence de l’être au moi, avant de découvrir la présence subjective, qui est la présence du moi à l’être10 ». Mais sur quoi repose au juste cette présence de l’être, et comment est‑elle rendue possible ? Ce fait primitif, le seul où le moi pourra trouver légitimement son « point d’insertion », se trouve selon Lavelle dans l’expérience « de ma présence active à moi‑même11 ». C’est en effet de plain‑pied avec l’esprit que l’être se trouve présent : il s’agit de l’être de son activité même. Ainsi, Lavelle peut relier la présence d’un être qui précède et dépasse l’activité subjective précisément à l’action du sujet la plus simple — par exemple le « pouvoir que j’ai de remuer le petit doigt » —, en tant que celle‑ci me permet de commencer « à saisir le réel par le dedans12 ». Je sens de façon manifeste que l’être m’est présent lorsque je déploie ma propre activité, et il m’est indubitablement présent quelle que soit l’action que je produise, car il n’y a que l’être qui puisse donner son caractère d’éternelle nouveauté à cette activité. Et à la manière de Fichte — pour qui ce fait permet, paradoxalement, d’effacer la notion d’être et de ne plus parler qu’en termes de Moi et d’Acte — Lavelle a pu parler ici d’intuition intellectuelle13 : « cette expérience est donc une intuition intellectuelle, elle est la racine commune de la pensée logique, qui la suppose pour ne pas être un vain jeu dialectique, et de l’expérience sensible, qui l’approprie aux conditions particulières où nous sommes placés14 ». C’est que l’action du moi, qu’elle concerne la pensée conceptuelle ou la réalité sensible, implique chaque fois implicitement la conscience de l’être que je suis (un être libre, en acte), seul accès qui me soit donné à l’être comme tel. Phares 262 Commentaires L’être est donc présent au moi parce qu’il est « présent tout entier avec chaque opération de la pensée15 ». Mais la signification — et a fortiori la justification théorique — de cette intimité de l’être ne peut être identifiée par celui qui n’en a qu’une intuition implicite : il lui faut encore faire l’effort de la réflexion pour entrer en philosophie. 1.2 Expérience réflexive C’est en effet grâce à la réflexion que l’expérience primitive peut, pour la première fois, se doubler d’une connaissance. Celle‑ci constitue une première analyse de l’être16, par laquelle le moi se constitue et dépasse la seule intuition de la présence de l’être pour établir de manière éclairée sa relation avec lui : « Dans une seconde démarche, la présence de l’être devient notre présence à l’être. Et sans doute cette seconde phase de l’expérience initiale était impliquée dans la précédente, mais elle n’en était pas encore distinguée.17 » La réflexion est donc elle aussi une expérience (voire : elle est toujours la même expérience), mais son contenu est tel qu’elle permet d’initier cette dialectique de l’être et du moi qui est la forme caractéristique de l’investigation philosophique. Mais avant d’exposer les principaux éléments du discours que permet de déployer la connaissance réflexive, il convient d’examiner attentivement d’où procède la réflexion selon le point de vue lavellien et quelle est exactement la vérité qu’elle donne à connaître. Le terme de « réflexion », à en croire l’exposé qu’en fait Lavelle, correspond essentiellement à l’expérience du cogito telle que Descartes en a ménagé l’accès et l’a décrite. Cependant si, comme nous le verrons, cela reste vrai en substance, il convient de nuancer cette affirmation et de bien considérer le point de vue qui est celui de Lavelle lorsqu’il reprend la première certitude cartésienne pour son compte. Tout d’abord, si la réflexion implique un retournement par rapport « à la direction naturelle de la vie » et si elle exige un travail « singulièrement difficile et aride18 », il ne s’agit nullement pour Lavelle d’engager celui qui veut l’exercer dans l’entreprise du doute, ou même dans quelque exercice de méditation préalablement établi. De fait, Lavelle ne peut envisager la réflexion, comme le fait Descartes, à partir d’une ascèse radicale, puisqu’il n’est pas Phares 263 Connaissance et sagesse dans la philosophie de Louis Lavelle question pour lui de distinguer l’esprit du corps. Au contraire, dans l’interprétation qu’il fait du cogito, il souligne l’importance de la sensation, seule capable selon lui de marquer le caractère uploads/Philosophie/connaissance-et-sagesse-dans-la-philosop.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager