Revue des Études Grecques L'origine et révolution de l'ἐποχή Pierre Couissin Ci

Revue des Études Grecques L'origine et révolution de l'ἐποχή Pierre Couissin Citer ce document / Cite this document : Couissin Pierre. L'origine et révolution de l'ἐποχή. In: Revue des Études Grecques, tome 42, fascicule 198, Octobre-décembre 1929. pp. 373-397; doi : https://doi.org/10.3406/reg.1929.6960 https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1929_num_42_198_6960 Fichier pdf généré le 17/04/2018 L'ORIGINE ET L'EVOLUTION DE L'EnOXH Dans la plupart des documents sur lesquels repose notre connaissance du scepticisme antique, le mot έπο-/η désigne indifféremment l'attitude dubitative du pyrrhonien et celle de l'académicien. Une telle communauté n'est pas due au hasard ou à la nécessité : l'une des deux écoles a emprunté ce terme à l'autre. Mais il est malaisé de résoudre la question de priorité : Diogène Laërce, le seul qui nous fournisse sur ce point des témoignages formels, attribue l'invention de Γέπο-/ή une fois à Pyrrhon (XI, 61) et une autre fois à Arcésilas (IV, 28). Il est vrai que le passage relatif à Arcésilas est rédigé de telle sorte qu'on pourrait y voir seulement l'affirmation d'une innovation à l'Académie : « C'est lui le fondateur de la moyenne Académie, ayant le premier suspendu (επίτχων) les atlirmations en raison des contrariétés des discours. » Mais ce n'est là qu'une interprétation : et, dans les Académiques de Cicéron (II, 5, 14-15), Lucullus, parlant d'après Antiochus d'Ascalon. compare Arcésilas aux révolutionnaires, l'accuse d'avoir bouleversé la philosophie établie, et, pour faire retomber sur lui seul la responsabilité d'un tel acte, refuse de lui reconnaître des devanciers. Les textes ne sont donc pas décisifs par eux-mêmes et avant tout débat; et la contiance que méritent les assertions de Diogène ne nous permet pas déjuger la question tranchée par la chronologie. Certes, comme Pyrrhon est mort plusieurs années avant le moment où Arcésilas a pris la direction de l'Académie, une influence d'Arcésilas sur Pyrrhon est matériellement impossi- 374 PIERRE COUISSIN ble, de sorte qu'Arcësilas ne peut avoir été l'inventeur del εποχή que si Pyrrhon l'a entièrement ignorée. Mais une telle hypothèse ne peut-être rejetée sans examen, par suite des difficultés inhérentes au problème. Pyrrhon et Arcésilas n'ont rien écrit, et les ouvrages de leurs disciples sont perdus ; à peine possédons-nous de Timon quelques fragments épars. Presque toujours, les doctrines et les discussions nous apparaissent, dans les textes, sous une forme déjà évoluée, derrière laquelle nous reconstituons par conjecture les pensées primitives. De plus, les témoins n'ont rien de désintéressé : la plupart appartiennent à l'une de ces deux écoles, dont la rivalité, très âpre dès le temps de Timon et d'Arcésilas, avait survécu, après quatre siècles et demi, aux éclipses, durables ou momentanées, de l'une et de l'autre. Les philosophes de la nouvelle Académie se contentent d'ignorer dédaigneusement le scepticisme de Pyrrhon. Les pyrrhoniens, plus agressifs, reprochent aux' académiciens, tantôt, avec Timon, d'être des plagiaires de Pyrrhon, tantôt, au contraire, avec Enésidème, d'être au fond des dog- tiques : dogmatiques honteux et dissimulés ou dogmatiques négatifs et inconscients. Pour parler net, nous ne disposons que de témoignages partiaux et d'une loyauté contestable. G. Wachsmuth (1) est le seul, à notre connaissance, qui ait admis la priorité d'Arcésilas et attribué à Enésidème l'importation du mot εποχή dans l'école pyrrhonienne : mais il n'y fait qu'une allusion rapide en une note de quelques lignes, où il avance, d'ailleurs, des arguments dignes d'être retenusj(2). Les autres historiens semblent considérer le problème comme résolu par l'antériorité de Pyrrhon. Simplement, les uns, comme Hirzel(3), Brochard (4) et H. von Arnim (5), soutiennent (1) Sillographorum Graecorum reliquiae, 1885, p. 29, n. 5. (2) « Quod accuratius explanare non est huius libri », ajoute Wachsmuth entre tirets. (3) Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, III, 1883, p. 22-39. (4) Les Sceptiques grecs, 1887, p. 93-98. (5) Arkesilaos, dans Pauly-Wissowa, Realenzyklopâdie der klussischen Alter- tumswissenschaft, 11, p. 1165-1166. l'origine et l'évolution de l'eiioxh 375 que la philosophie de la nouvelle Académie s'est formée indépendamment du pyrrhonisme. D'autres, comme Natorp (1), Gœdeckemeyer (2) et Paleikat (3), estiment Arcésilas tributaire de Pyrrhon. Nous n'avons pas ici à les départager ; car la solution de cette questionne résolut pas celle de l'origine de Γέποχή (4). Hirzel a beau rejeter la thèse de l'influence pyrrhonienne, il accorde que la paternité du nom de Γεπο/ή appartient à Pyrrhon. D'autre part, même s'il était établi que la forme sceptique de la philosophie d'Arcésilas et le fond même de son argumentation proviennent de Pyrrhon, le problème resterait entier. Arcésilas peut avoir connu le pyrrhonisme, en avoir adopté les tendances théoriques, l'avoir utilisé contre le Portique, et avoir cependant le premier désigné sous le nom d'sitoyvi l'attitude mentale que commandait sa critique. — Toutefois, il n'est pas inutile de montrer combien sont fragiles les témoignages invoqués en faveur de l'origine pyrrhonienne des thèses soutenues par Arcésilas. Que, sous l'influence de Pyrrhon, un vent de scepticisme ait souillé sur Athènes, atteint divers cercles philosophiques et renforcé l'opposition instinctive d'Arcésilas au dogmatisme de Zenon : c'est une hypothèse qui n'est déjà pas nécessaire pour expliquer sa position. Car, chez les Présocratiques et les Sophistes, chez Socrate, Platon et les Cyrénaïques, il pouvait se trouver des ancêtres, qu'il a, en effet, revendiqués. Mais c'est une supposition vraisemblable. Ce qui, au contraire, ne repose sur aucune base sérieuse, c'est (1) Forschunyen zur Geschiehte des Erkenntnisproblems im Alter turn, 1884, p. 290-291. (2) Die Geschiehte des griechischen Skeptizismus, 1905, p. 32-34. (3) Die Quellen der akademischen Skepsis, 1916, p. 3-15. '4) Une autre question que nous sommes obligé d'exclure, c'est celle du rôle de Γέπο/ή dans les philosophies pyrrhonienne et académicienne. A-t-elle une valeur pratique ou théorique? absolue ou polémique? Est-elle une fin ou un moyen"?' Résoudre ces problèmes serait retracer toute l'histoire du scepticisme antique. On trouvera quelques aperçus dans notre article : Le stoïcisme de la Nouoelle Académie (dans Revue d'Histoire de la Philosophie, juillet-septembre 1929, 111, p. 241-276). 376 PIERRE C0U1SS1N l'affirmation qu'Arcésilas aurait connu explicitement et adopté volontairement l'essentiel du pyrrhonisme (1). Les textes prouvent, dit-on (2) : 1° qu'Arcésilas a connu Pyrrhon ; 2° que les anciens l'ont unanimement tenu pour pyrrhonien. Sur le premier point, pas de doute possible. Gomment Arcé- silas eût-il ignoré une doctrine dont le représentant à Athènes, Timon, l'injuriait dans ses écrits et invectivait contre sa personne (3)? Mais cela ne prouve pas qu'il l'ait connue du temps de Pyrrhon et avant d'avoir conçu sa propre philosophie. Il n'est même pas impossible que l'existence du pyrrhonisme lui ait été révélée par les attaques de Timon, évidemment postérieures à l'expression publique des thèses d'Arcésilas. Gœdecke- meyer et Paleikat, pour prouver que, pendant sa période de formation, il aurait connu le pyrrhonisme, invoquent le témoignage de Dioclès de Cnide, Numénius d'Apamée et Diogène Laërce (4). Mais Dioclès ne dit, en réalité, rien de tel : il déclare que le doute affiché par Arcésilas n'était pas sincère, qu'il l'affectait par crainte des Théodoriens et du sophiste Bion, ennemis de tout système philosophique, lançant Γέπο/ή autour de lui pour se défendre, comme la seiche sa liqueur noire. Ce texte n'aurait d'intérêt que si Bion et Théodore (de Cyrène) avaient subi l'influence de Pyrrhon, ce qui reste à démontrer. Du reste, « le renseignement tendancieux de ce Dioclès », comme dit si justement M. Bréhier (5), est rapporté par Numénius, qui déclare par deux fois le rejeter. Pourquoi alors le cite-t-il? (1) Prière au leeteur de se reporter aux excellentes pages de Hirzel et Brochard qui ne nous paraissent pas avoir été réfutées. — Toutefois il n"est pas exact que Cicérou (Ac, II, "24, 77) ait, comme le dit Brochard (p. 95), attribué expressément à Arcésilas l'invention de Γέποχή : le texte est loin d'avoir une telle précision. (2) Natorp, Gœdeckemeyer et Paleikat, pass, cit.; Gœdeckemeyer, p. 32. note 6, spécifie qu'il ne s'agit pas de relations personnelles entre Pyrrhon et Arcésilas. (3^ Diog., IX, 114-115. (4) Dioclès, Diatribes, cité par Numénius, Séparation entre les Académiciens et Platon (chez Eusèbe, Prép. év., XIV, 6, 6) ; — Numénius, ibid., 5, 12-13 et 6', 4 ; — Diogène Laërce, IV, 33. (5) Histoire de la Philosophie, 1927, I, p. 383. l'okigine et l'évolution de l'eiïoxh 377 Sans doute, parce que, écrivant contre Arcésilas, il ne peut se résoudre à taire un témoignage hostile, et dégage simplement sa responsabilité. Ce procédé n'est pas de nature à nous inspirer de la confiance dans celui qui l'emploie. Numénius déclare à deux reprises, la deuxième fois très brièvement, qu'Ar- césilas a été disciple de Pyrrhon. Or son témoignage ne fait qu'un avec celui de Diogène, qui dit, sous une forme dubitative, que « suivant certains » (κατά -avas)ilaété l'émule de Pyrrhon (peut-être, en mauvaise part, « il l'a jalousé », έζηλώκει). Tous deux reproduisent, en effet, aussitôt après, dans le même ordre et présentés dans des termes analogues, la fameuse épi- gramme d Ά ri s ton — que Sextus interprète à contresens et sur la vraie signification de laquelleon discute encore (1) — et deux vers satiriques de Timon. Cette citation révèle la source (empoisonnée, on peut le dire), à laquelle ils ont puisée, directement ou non uploads/Philosophie/couissin-p-1929-l-x27-origine-et-revolution-de-l-x27-poch.pdf

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