Dan Sperber Réponse à Gérard Lenclud In: Communications, 66, 1998. pp. 185-192.
Dan Sperber Réponse à Gérard Lenclud In: Communications, 66, 1998. pp. 185-192. Citer ce document / Cite this document : Sperber Dan. Réponse à Gérard Lenclud. In: Communications, 66, 1998. pp. 185-192. doi : 10.3406/comm.1998.2010 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1998_num_66_1_2010 Dan Sperber Réponse à Gérard Lenclud Avant de reprendre les principales objections que Gérard Lenclud fait à ma Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture (Paris, Odile Jacob, 1996), je voudrais éclairer deux partis pris, celui du naturalisme et celui de ce que Lenclud nomme mon « mentalisme », un terme que je n'emploie guère mais dont je m'accommoderai ici. Le mentalisme en question se ramène à reconnaître sans réserve le rôle du mental dans le social. Le naturalisme auquel j'adhère peut se résumer ainsi : tous les effets et toutes les causes, qu'on les décrive en termes physiques, chimi ques, biologiques, psychologiques ou sociologiques, sont des effets et des causes naturels. Tout ce que racontent les diverses sciences est description fragmentaire d'un même monde. Chaque fois que ces fragments peuvent être rendus cohérents entre eux, la compréhension que nous avons du monde s'en trouve doublement augmentée : l'image devient moins frag mentaire et chaque composant gagne en crédibilité du fait de sa cohérence avec d'autres éléments. Je ne nie pas qu'il y ait, très majoritairement dans les sciences sociales, de nombreux programmes de recherche qui n'ont aucun lien intéressant, direct ou indirect, avec les sciences naturelles, et qui contribuent pourtant à notre compréhension du monde. Mais je maintiens que toute passerelle que l'on pourrait établir sérieusement entre les sciences sociales et les sciences naturelles serait utile - potentiellement aux unes et aux autres. En fait, des semblants de liens existent, en particulier avec la psychologie. L'anthropologie et, plus généralement, les sciences sociales dans leurs versions communes présupposent sans jamais vraiment l'argumenter une psychologie dont on peut fortement douter qu'elle soit compatible avec une conception naturaliste des processus mentaux. Être naturaliste c'est, entre autres, ne pas se satisfaire d'un tel état de choses. La pensée est à la fois rendue possible et limitée par son médium physique, dont la composante non pas unique, mais principale, est le 185 Dan Sperber cerveau. Quand Lenclud met en exergue de son texte le propos d'un personnage d'Albert Cohen qui affirme : « Moi, quand je pense, c'est extérieurement », je ne lui fais pas l'injure de penser qu'il pense que nous pensons littéralement et intégralement « à l'extérieur » du cerveau, mais j'entends bien l'écho de la conception implicite dans les sciences sociales selon laquelle tout ce qui a trait aux contenus, tout ce qui est intéressant, est déterminé socialement, le cerveau n'étant qu'un rouage docile, qui transmet un mouvement sans l'infléchir ni, a fortiori, l'impulser. Eh bien, une telle conception, avec le mépris à peine voilé qu'elle implique pour la psychologie, me paraît désespérément naïve. C'est de la matière vivante qui pense et il y a des contraintes biologiques sur le quoi et le comment de la pensée. Naturalisme et mentalisme sont donc pour moi étroitement associés. Je crains que la présentation que Lenclud fait de mon mentalisme ne prête à malentendu en suggérant que je vois le cerveau individuel comme le lieu par excellence de la culture, ou la culture comme la projection sociale de dispositions individuelles. Ce n'est absolument pas le cas. Il me semble trivialement évident, au contraire, que la culture est un phénomène social et historique, tout comme le sont les phénomènes qu'étudie l'épidémio- logie médicale. Mais de même qu'il n'y a pas de bonne épidémiologie médicale qui ignore les mécanismes de la pathologie, de même il n'y a pas de bonne épidémiologie culturelle qui ignore la psychologie. Tout comme les chaînes causales de l'épidémie, les chaînes causales de la culture traversent les organismes individuels, et en particulier les cer veaux, et dans les deux cas ce qui se passe dans ces épisodes intra- individuels est ni moins ni plus essentiel à la compréhension du phéno mène socio-historique que ne l'est ce qui se passe à l'extérieur des individus. J'en viens aux problèmes particuliers soulevés par Lenclud en reprenant ses propres sous-titres. Le statut des représentations mentales. Lenclud note que la portée et le caractère naturaliste du projet épidé- miologique dépendent du statut ontologique que l'on peut conférer aux représentations mentales. Il souligne justement que ce statut est contesté. Il existe en effet plusieurs tentatives philosophiques pour naturaliser les représentations mentales (en particulier celles de Dretske, Fodor et Mil- likan) et différentes contestations de la possibilité d'une telle naturalisa tion (en particulier celles de Davidson, Dennett et Churchland). (Pour un examen critique récent, voit Pierre Jacob, Pourquoi les choses ont-elles 186 Réponse à Gérard Lenclud un sens ?, Paris, Odile Jacob, 1997.) L'enjeu de ces débats est plus comp lexe que ne le suggère Lenclud. Il n'y a pas d'un côté les réalistes, qui seraient automatiquement naturalistes, partisans de la thèse d'un langage de la pensée et de l'atomisme sémantique (donc tous d'accord avec Fodor), et de l'autre les interprétationnistes, qui seraient automatique ment anti-réalistes, anti-naturalistes et holistes. Pour ne donner qu'un exemple, on peut être réaliste quant à l'existence matérielle des représentations mentales sans être réaliste quant à leurs propriétés sémantiques. Un interprétationniste peut considérer que le sens est une propriété conférée par un attributeur plutôt qu'une propriété objective, tout en pensant que les représentations auxquelles on attribue ainsi un sens sont des objets matériels tout à fait réels, dotés de pouvoirs causaux. Il peut penser en outre qu'une bonne interprétation d'une repré sentation permet d'en prédire les effets causaux, non pas parce que ce serait le sens qui aurait ces effets, mais parce que susciter une certaine interprétation est déjà un effet causal, et, qui plus est, un effet diagnos tique d'autres effets causaux possibles. Je suis plus en sympathie avec une certaine façon de développer ce point de vue qu'avec le réalisme intentionnel à la Fodor auquel Lenclud me pense contraint d'adhérer. A quoi s'ajoute que cette affaire n'est pas exclusivement du ressort des philosophes.* Dans leur pratique, psychologues et neuropsychologues confèrent un pouvoir causal du type reconnu par les sciences naturelles à des représentations mentales, et ils étendent ainsi le pouvoir explicatif de leurs théories. La naturalisation du mental se développe dans cette pratique, plus grossièrement sans doute, mais plus sûrement, que dans les débats des philosophes. Cela dit, imaginons qu'il s'avère, contrair ement aux espoirs actuels, que le mental ne peut pas être naturalisé. Que deviendrait en ce cas l'épidémiologie des représentations ? Elle ne consti tuerait plus un programme vraiment naturaliste, mais elle resterait une façon précise d'articuler l'étude de la culture à la psychologie et à l'éco logie, motivée par les bénéfices explicatifs qu'une telle articulation entraîne. Individuer les représentations. Lenclud semble penser que le naturalisme en psychologie, et, partant, le programme épidémiologique, implique que les représentations mentales puissent être individuées une à une, et que les mêmes représentations exactement puissent être attribuées aux différents individus qui les « par tagent ». En fait, l'atomisme sémantique défendu par Fodor (avec un contenu et des arguments précis que Lenclud ne considère pas) est une 187 Dan Sperber position extrêmement minoritaire dans les sciences cognitives naturalistes. Là encore, il y a un large éventail de positions compatibles avec une approche naturaliste, et autant de façons de s'opposer au naturalisme, plutôt que la bipolarisation simpliste entre naturalistes atomistes et anti-naturalistes holistes que Lenclud dépeint. Pour ma part, non seulement je n'adhère pas à la thèse (différente de l'atomisme) selon laquelle des contenus mentaux identiques se trouve raient littéralement reproduits à travers une population, mais je n'ai cessé de la combattre. Cette thèse, loin d'être typique des sciences cognitives, l'est au contraire des sciences sociales, où il est fréquent d'attribuer une croyance, une idéologie, voire une vision complète du monde, à une popul ation entière. Les affirmations du genre « Les Étrusques pensaient que... », même si on peut les lire charitablement comme des simplifica tions . de chercheurs bien conscients des variations interindividuelles, même si elles peuvent servir à l'occasion de résumé grossier, me paraissent sur-utilisées dans les sciences sociales, comme je l'ai développé dans mon Savoir des anthropologues (Paris, Hermann, 1982). On retrouve cette simplification dans certaines approches biologiques - mais très peu cogni tives — de la culture comme celle que Richard Dawkins articule autour de l'idée de « même ». Ici encore, une partie de mes travaux (et tout le cinquième chapitre de La Contagion des idées) critique cette façon de voir et propose une alternative que Lenclud ne mentionne pas. Mon inspiration, ici, est d'ailleurs en partie lévi-straussienne. C'est Lévi-Strauss qui décrit un mythe comme l'« ensemble de ses versions », formule que j'étendrais volontiers à toutes les représentations culturelles. Il peut y avoir des versions intermédiaires entre des mythes différents, de telle sorte qu'individuer un mythe relève d'une justification instrumentale plutôt que théorique. Il en va de même pour les représentations culturelles en général. L'objet intéressant d'une épidémiologie des représentations, ce ne sont pas les interprétations synthétiques au moyen desquelles on caractérise uploads/Philosophie/ contagion-sperber-lenclud 1 .pdf
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- Publié le Jan 27, 2021
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