Concrescence: The Australasian Journal of Process Thought Concrescence 2005 Vol

Concrescence: The Australasian Journal of Process Thought Concrescence 2005 Vol.6 pp.30-36 ISSN 1445-4297 © Didier Debaise, 2005. Published on-line by the Australasian Association for Process Thought, a member of the International Process Network. Spéculation et dramatisation. Quelques contrastes entre Whitehead et Deleuze Didier Debaise didier.debaise@ulb.ac.be INTRODUCTION L’ambition principale de ce texte est de tenter de donner sens à la question: que signifie une approche spéculative des événements ? Cette question s’inspire de la première phrase de Procès et Réalité, phrase d’ouverture qui tente de définir, en le condensant, l’objet principal du livre. Voici ce que Whitehead écrit : « Cette série de conférence est conçue comme un essai de philosophie spéculative. Sa première tâche sera de définir la ‘philosophie spéculative’. »1 L’objet de Procès et Réalité est clairement énoncé : définir, mettre en œuvre une pensée spéculative. S’il est arrivé à certains lecteurs de Whitehead de définir le projet à partir d’autres orientations, notamment comme une métaphysique, et s’il est arrivé à Whitehead lui-même de le présenter comme une « cosmologie » ou une « philosophie organiciste », il ne faut pas s’y tromper. Le projet est « spéculatif » de part en part, et s’il peut prendre la forme d’une métaphysique ou d’une cosmologie, c’est toujours à partir de cette orientation générale de la spéculation. C’est dire que la question de la spéculation n’est pas une question qui peut être délimitée à tel problème de Procès et Réalité, elle n’est pas non plus simplement introductive ou propédeutique, comme si nous avions tout d’abord à exposer l’orientation philosophique de Procès et Réalité pour ensuite en construire les différents 1 A. N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. Maurice Elie Dominique Janicaud, et al., Gallimard, Paris, 1995, p. 45. problèmes. La « spéculation » est l’objet principal du livre et toutes les questions qui y sont traitées peuvent être interprétées comme des cas, des modalités, de cette question générale : qu’est-ce que la spéculation ? Etrangement, la définition qu’en donne Whitehead est excessivement brève, étant donnée l’importance du problème. Il écrit dans le prolongement de la phrase que nous citions : la méthode spéculative « est une méthode productrice d’un savoir important »2. Voilà évidemment une définition pour le moins surprenante. En effet, en quoi concerne-t- elle principalement la pensée spéculative ? Toute philosophie n’a-t-elle pas par essence l’ambition de produire un savoir « important » ? La généralité de cette définition donne l’impression qu’elle est tellement large que tout pourrait y satisfaire et que le projet spéculatif ne serait qu’un autre mot pour l’ambition généralisante de la philosophie. Cependant, il s’agit bien d’une définition qui exprime la singularité du projet de Procès et Réalité. Elle s’inscrit tout d’abord en rupture par rapport à une histoire de la « spéculation » car elle ne se présente pas comme une recherche sur les premiers fondements du réel. Ensuite, elle associe de manière tout à fait inédite deux choses : la « spéculation » et la « méthode ». La pensée spéculative est essentiellement et premièrement une méthode dans la définition qu’en donne Whitehead. Si nous lions cette proposition à ce que nous disions préalablement, il s’ensuite que Procès et Réalité est essentiellement un livre de méthode ; c’est l’exposé, la construction et la mise en œuvre d’une méthode. 2 A. N. Whitehead, op. cit., p 45. SPÉCULATION ET DRAMATISATION. Concrescence 2005 Vol.6 pp. 30-36 ISSN 1445-4297 © Didier Debaise, 2005. 31 Notre question de départ dès lors se précise un peu. Elle devient la suivante : quelle méthode Procès et Réalité met-il en œuvre en vue de rendre compte des événements ? A quelles nécessités correspond cette méthode et quelles en sont les implications pour une théorie des événements ? LA MÉTHODE DE DRAMATISATION Or, cette question d’une méthode, qui devrait permettre d’appréhender la question des événements, nous la trouvons aussi, moins directement, moins frontalement peut-être, mais cependant avec la même intensité, dans Différence et Répétition. Il ne s’agit pas de juger ici de la différence de ces méthodes et de leur capacité à construire une pensée des événements, mais d’établir des zones de convergences et de divergences entre Procès et Réalité et Différence et répétition. Nous nous en tiendrons exclusivement à ces deux ouvrages. Ce qu’il s’agirait de mettre en évidence ce sont des différences « ethologiques » rendues sensibles par les modes mêmes de la construction du problème. Nous reviendrons sur la méthode spéculative, mais avec cela, nous voudrions essayer de cerner quelle est la méthode que Deleuze construit dans Différence et Répétition. Nous sommes aidés pour cela par un texte qui est la retranscription de la présentation que Deleuze fait de Différence et Répétition devant la Société Française de Philosophie. Cette présentation date de 1967, soit un an avant la parution de Différence et Répétition et a pour titre : La méthode de dramatisation. Ainsi, lorsque Deleuze décide de présenter l’objet de sa thèse, il le fait à partir de cette question de la méthode et il lui donne cette orientation particulière d’une dramatisation. Le concept est extrait d’un contexte presque théâtral : le drame comme mise en scène de forces, de puissances qui agissent dans des situations, parfois au détriment de ce qui apparaît en surface. C’est ce que signifie littéralement « drama » : faire, agir, performer mais dans l’idée que l’action est en quelque sorte sous-jacente, presque cachée ou recouverte. Et la dramatisation est une méthode, une technique, un procédé ou une opération visant quoi ? A mettre en évidence le caractère dramatique de toute situation. Comme l’écrit Deleuze : en dessous de tout logos, il y a un drama. En un mot, la méthode a pour objet cette part dramatique de la pensée qui est en général recouverte ou cachée. Alors évidemment la question est de savoir : qu’est- ce qui recouvre ou cache ce drame ? Qu’est-ce qui l’empêche d’être tout à fait manifeste ? Justement ce que, dans un chapitre essentiel et bien connu de Différence et répétition, Deleuze appelle « l’image de la pensée ». Deleuze écrit « La pensée conceptuelle philosophique a pour présupposé implicite une image de la pensée, préphilosophique et naturelle, empruntée à l’élément pur du sens commun. »3 C’est cet emprunt au sens commun, généralisé par la pensée conceptuelle, qui est proprement ce que la dramatisation à pour tache de mettre en évidence en vue de s’en soustraire. C’est la première dimension de la méthode de Différence et Répétition, dimension critique ou généalogique. Elle vise à mettre en évidence le recouvrement de la part dramatique de la pensée au profit d’une image que Deleuze qualifie parfois aussi de dogmatique ou de morale. Cette image de la pensée est préphilosophique, c’est-à-dire qu’elle s’installe avant même toute opération conceptuelle explicite, tout exercice de la philosophie, formant une sorte d’inconscient de la philosophie. C’est pourquoi, il n’y a pas de véritable commencement en philosophie : « Il importe peu, écrit Deleuze, que la philosophie commence par l’objet ou par le sujet, par l’être ou par l’étant, tant que la pensée reste soumise à cette Image qui préjuge de tout, et de la distribution de l’objet et du sujet, et de l’être et de l’étant. »4 Elle préjuge de tout car elle relève d’un exercice de la pensée préalable à la philosophie et que Deleuze situe dans le « sens-commun ». Celui-ci n’est rien d’autre que l’activité conjointe des facultés. Si la philosophie participe au recouvrement du « drame », c’est parce qu’elle a une relation essentielle à un tout autre problème : celui de l’exercice conjoint et concerté de toutes les facultés. Et cet exercice vise quoi ? Essentiellement la « récognition », la possibilité d’une « reconnaissance ». Les facultés sont mobilisées autour d’une reconnaissance possible de ce qui est donné dans l’expérience. En ce sens, elle est une « re-présentation », pensée sous la forme du même. Car elle ne trouve sa nécessité que dans la mise en œuvre formelle de toutes les conditions du reconnaissable. Et puisqu’elle est « préphilosophique » et « naturelle », cette image ne peut être plurielle. Elle peut bien avoir des expressions divergentes chez tel 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, Paris, 1968, p 172. 4 G. Deleuze, op. cit., p. 172. DEBAISE Concrescence 2005 Vol.6 pp. 30-36 ISSN 1445-4297 © Didier Debaise, 2005. 32 ou tel philosophe, mais elle est univoque ; elle s’impose à l’identique pour chaque philosophe. Deleuze le dit explicitement dans Différence et Répétition : il n’y a « qu’une seule image en général qui constitue le présupposé subjectif de la philosophie »5. Premier élément donc de la dramatisation : mettre en évidence ce qui recouvre la part dramatique de la pensée. Et comment la méthode dramatique peut- elle mettre en évidence et se soustraire à ce recouvrement ? Par la substitution d’un certain type de questions à d’autres qui ont accompagnées la philosophie. La forme paradigmatique de la question qu’il s’agit de refuser car elle est au centre de cette généralisation uploads/Philosophie/debaise-speculation-et-dramatisation.pdf

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