79 79 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 119 / octobre 2009 LUKÁCS ET LA QUESTION DE L’I

79 79 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 119 / octobre 2009 LUKÁCS ET LA QUESTION DE L’IDÉOLOGIE Ester Vaisman Introduction Le caractère polysémique du mot idéologie est assez connu, bien qu’il ait été employé en 1796 par Destutt de Tracy pour signifier « science des idées », dans le courant du sensualisme français1. La diversité de sens qu’il a assumé tant dans la littérature que dans son usage courant pourrait être synthétisée préliminairement de la façon suivante : « mythologie et folklore ; illusion et auto-duperie, sens commun ; mensonge, déformation et obscu- rantisme ; tromperie consciente ; fausse pensée en général ; philosophie ; vision du monde ; système de comportement2 ». Bien plus, Arne Näess et ses collaborateurs ont réussi à mettre en évidence trente significations différentes3 ! L’intérêt intense que la thématique de l’idéologie a suscité jusqu’à une époque récente paraît indiquer également que l’on est confronté à une notion substantiellement contemporaine, bien que des auteurs comme Barth et Lenk appliquent aussi l’appareil conceptuel de l’idéologie à des époques antérieures, sous la forme d’une histoire ante l      de l’idéologie à partir de Bacon. Ces auteurs cherchent à mettre en évidence « que, sous un certain angle, la préoccupation relative à l’idéologie est déjà présente au moment où, à partir des exigences des sciences de la nature, la philosophie se tourne vers les éléments considérés comme extérieurs au champ scientifique, mais qui pourraient exercer une influence dangereuse dans le parcours de la recherche scientifique4 ». Lenk et Barth considèrent, alors, F. Bacon, comme le grand précurseur de la préoccupation philosophique à l’égard de l’idéologie, quoiqu’à l’époque il n’ait pas reçu ce titre. D’après Lenk, l’identification de Bacon comme premier représentant des études sur l’idéologie se justifie dans la mesure où « le penser propre de la science naturelle – une connaissance systéma- tique fondée sur l’empirique – a dérouté, aux XVIe et XVIIe siècles, surtout N฀1. D. Tracy, Éléments d’Idéologie, Paris, Vrin, 1970, vol. I, p. 11. N฀2. F. Rossi-Landi, Ideologia, Barcelona, Editorial, Labor, 1980, p. 31. N฀3. A. Näess, « Historia del término “Ideologia” desde Destutt de Tracy hasta Karl Marx », in I. L. Horowitz (dir.) Historia y Elementos de la Sociologia del Conocimiento, Buenos Aires, Editorial Universitária, 1964, vol. I, p. 23-27. N฀4. E. Vaisman, « A Ideologia e sua Determinação Ontológica », in Ensaio 17/18, São Paulo, Editora Ensaio, 1989, p. 400. ÉTUDES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.43.1.201 - 20/07/2015 09h40. © Réseau Canopé 80 ÉTUDES 80 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 119 / octobre 2009 en Angleterre et en France, la spéculation scolastique », ce n’est donc pas un hasard si dans « la philosophie moderne l’exigence d’une connaissance objective de la nature, fondée sur l’observation, sur l’expérimentation, et sur les méthodes inductives, est accompagnée de la recherche des éléments athéoriques dérangeants de la pensée humaine5 ». Ou bien, « pour l’auteur susnommé la préoccupation concernant l’idéologie apparaît au moment où la constitution de la méthode des sciences de la nature présuppose nécessai- rement une investigation systématique des facteurs qui conduisent à l’erreur, en d’autres termes, les facteurs de caractère idéologique6 ». Hans Barth, quoique suivant un parcours théorique différent de celui de Lenk, fait cependant référence, de la même façon, à la préoccupation relative à la pureté de l’activité cognitive vis-à-vis de la perturbation idéologique, car « l’examen critique de la faculté cognitive est un impératif d’autant plus urgent, si l’on part de l’idée selon laquelle seule l’activité purifiée constitue le présupposé nécessaire pour la domination de la nature par l’homme, ou pour l’organisation de la société et de l’état7 ». Par conséquent, « l’intérêt par rapport à la problématique de la connaissance – et par récurrence, d’après les auteurs cités ci-dessus, par rapport à l’idéologie – se distingue dans la mesure où, dans un moment historique déterminé, la connaissance véritable est considérée comme conditio s      pour un projet scientifique et sociopolitique déterminé. Les bases premières de ce projet auraient été déve- loppées par Bacon dans la deuxième partie de son N    8 ». C’est alors que Bacon, en développant sa fameuse doctrine des idola, prônait « le plein développement de la connaissance humaine. Il fallait éviter autant la foi aveugle dans l’autorité que l’acceptation acritique des opinions conventionnelles9 ». Ou encore, il revient à la doctrine des idola de « révéler ces produits de la pensée pseudo-scientifique qui trouvent leur origine dans le mauvais usage des fonctions spirituelles10 ». Indépendamment de la validité et de la justesse théoriques qu’il y a à consi- dérer Bacon comme le grand précurseur des études sur l’idéologie, les deux auteurs sus mentionnés, dans un effort reconnu comme sérieux pour recenser en détail les études sur l’idéologie, finissent par établir immédiatement une « connexion intime entre l’idéologie et la problématique de la connaissance, en justifiant ainsi l’examen de la première par le prisme de cette dernière11 ». En poursuivant son intention d’exposer l’origine et les différents parcours des études sur l’idéologie, Lenk affirme que la caractéristique fondamen- tale de la « philosophie illustrée dans les XVIIe et XVIIIe siècles (est) celle de discerner une source de préjugés contraires à la raison, dans les représen- N฀5. K. Lenk, El Concepto de Ideologia, Buenos Aires, Amorrurtu Editores, 1974, p. 9. N฀6. E. Vaisman, op. cit., p. 400. N฀7. H. Barth, Veritá e Ideologia, Bolonha, Il Mulino, 1971, p. 31. N฀8. E. Vaisman, op. cit., p. 400. N฀9. K. Lenk, op. cit., p. 10. N฀10. H. Barth, op. cit., p. 33. N฀11. E. Vaisman, op. cit., p. 400. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.43.1.201 - 20/07/2015 09h40. © Réseau Canopé 81 81 81 81 LUKÁCS ET LA QUESTION DE L’IDÉOLOGIE tations héritées12 ». De tels préjugés, selon Barth, « empêchent l’homme de réaliser son bonheur et de créer une construction sociale rationnelle13 ». À travers l’œuvre de d’Holbach, en particulier, « on exprime ce qui constitue la plus profonde aspiration d’une époque [...] : la lutte par la vérité et contre les préjugés n’est pas seulement un problème de la théorie de la connaissance et de la logique, mais, au plus haut degré, une question politique parce que l’État et l’Église ont intérêt à la domination des préjugés14 ». Par conséquent, selon les mêmes auteurs, chez Bacon, le phénomène idéologique – quoiqu’il n’ait pas à ce moment-là reçu une telle dénomination – serait renvoyé exclusivement au champ de la préoccupation scientifique ; ce qui veut dire : « la question du faux est examinée et combattue sur le terrain proprement philosophique, tandis que la question du faux, chez les matérialistes français, dépasse le champ strictement scientifique pour devenir un but de la lutte politique15 ». Nous pourrions continuer à nous rapporter à un ensemble d’auteurs qui sont présents dans la recherche de Lenk ainsi que de Barth, mais il suffit pour l’instant d’indiquer tout simplement la façon par laquelle Bacon et les matérialistes français sont présents à cette histoire ante letteram des études sur l’idéologie. Tout paraît indiquer que Barth ainsi que Lenk ont fini par transposer le discours négatif sur l’idéologie – qui dirige l’association de celle-ci vers le faux, en la renvoyant, par conséquent, à la problématique de la connaissance – vers ceux qui supposément se seraient penchés sur cette question lorsqu’ils ont manifesté, d’une façon ou d’une autre, une préoccupation théorique ou pratique par rapport au faux. Il a fallu enfin constater cette préoccupation, pour que Bacon et les matérialistes français soient considérés comme les précurseurs des études sur l’idéologie. Pour le moment, la recherche de Lenk et Barth sert à illustrer une approche qui semble être assez dominante dans l’immense bibliographie sur le sujet. Une telle illustration se justifie dans la mesure où les auteurs, en exprimant à grande échelle une procédure dominante, établissent un lien étroit entre l’idéologie et la problématique de la connaissance, lorsqu’ils se servaient du critère gnoséologique comme référent analytique basique. Comme nous avons pu l’observer, la présence de ce critère est explicitée à partir du moment où Bacon est considéré comme le grand initiateur des études sur l’idéologie. Dans le champ du marxisme, il y a quelques exemples qui mettent en évidence la présentation de cette question également dans une perspective abordée de façon générale par le prisme gnoséologique, malgré la reconnais- sance de l’existence de deux tendances distinctes, qui cependant à plusieurs reprises s’entrecroisent : l’une conçoit l’idéologie en tant que superstruc- ture idéale, l’autre considère le phénomène comme synonyme de fausse conscience. Quoiqu’il en soit, la dernière – à l’exception d’Antonio Gramsci, par exemple – est comprise comme celle qui exprimerait rigoureusement la N฀12. K. Lenk, op. cit., p. 12. N฀13. H. Barth, op. cit., p. 50. N฀14. Ibid. N฀15. E. Vaisman, op. cit., p. 401. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.43.1.201 - 20/07/2015 09h40. © Réseau Canopé 82 ÉTUDES 82 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 119 / octobre 2009 perspective de Marx. Depuis Althusser, à partir de la notion de « coupure épistémologique uploads/Philosophie/ester-vaisman-lukacs-et-la-question-de-l-x27-ideologie.pdf

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