SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2002 N° 29 Elizabeth NONNON FORMUL

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2002 N° 29 Elizabeth NONNON FORMULATION DE PROBLEMATIQUES ET MOUVEMENTS DE PROBLEMATISATION DANS LES TEXTES REFLEXIFS : UN POINT AVEUGLE POUR L’ENSEIGNANT ? Résumé : La capacité de problématiser et de formuler des problématiques est un critère souvent évoqué dans l’évaluation d’écrits d’élèves et d’étudiants, et un objectif haute- ment revendiqué, à des niveaux d’enseignement où il ne faisait pas partie jusqu’ici de la culture scolaire. Malgré, ou à cause de cette évidence, il reste mal défini et échappe à l’enseignement. Il s’agit donc d’expliciter le sens que peut avoir cette notion dans le cadre de la culture scolaire, de dégager les caractéristiques discursives et linguistiques qui amènent à dire qu’il y a ou non problématique ou problématisation, et suscitent des jugements de valid- ité, de clarté ou de pertinence. L’analyse s’appuie sur des corpus d’écrits d’enseignants en formation (problématique à partir de dossiers de textes théoriques, problématiques issues de l’expérience professionnelle pour l’écriture du mémoire). Mots-clés : Problématiser — Formulation de problématiques — Jugement de validité et de pertinence — Note de synthèse — Mémoire professionnel. La capacité de problématiser fait partie de ces critères de jugement souvent invoqués, mais peu définis et explicités pour évaluer les écrits réflexifs d’élèves ou d’étudiants, voire de futurs enseignants. Corollairement, apprendre à problématiser est un objectif valorisé, caractéristique de modes d’éducation qui visent une forma- tion d’attitudes intellectuelles, de modes de pensée élaborés plus que la restitution de savoir-faire ou l’accumulation de connaissances. Jadis réservée aux sphères d’excellence et aux échelons supérieurs du travail théorique, cette exigence est de- venue explicite en plusieurs lieux où elle n’apparaissait pas jusqu’ici comme priori- taire, notamment le lycée et les premiers cycles du supérieur, sans parler de la for- mation d’enseignants. Ainsi la problématique est devenue un terme-clef des Ins- tructions Officielles pour le lycée, dans plusieurs disciplines différentes, le français et l’histoire en particulier. Ce terme apparaît aussi dans les rapports des concours de recrutement d’enseignants, notamment pour l’épreuve d’admissibilité du concours de professeur d’école ou l’épreuve orale sur dossier du CAPES. Cette exigence est devenue ainsi un principe organisateur pour la formation d’enseignants, qui fait place explicitement à des objectifs de développement de la distance critique, de mise en perspective historique, comparative, épistémologique, à travers d’une part la préparation aux épreuves d’analyse de dossiers de textes théoriques et de docu- E. NONNON 30 ments didactiques à l’écrit ou l’oral des concours de recrutement, et à travers l’écriture sur l’expérience d’enseignement lors du mémoire professionnel, pour lequel la formulation d’une problématique et la capacité de problématisation sont un critère valorisé. Les notions de problème et de problématisation fonctionnent ainsi comme norme, au sens d’un principe régulateur qui oriente le travail des enseignants et les objectifs qu’ils se donnent, et les productions discursives des élèves et étudiants à travers l’évaluation qui en est faite. Mais cet objectif reste en fait peu opérationnali- sable, il donne souvent lieu à des recommandations ou une imprégnation, un esprit plus qu’à une prise en charge explicite, particulièrement pour le français : on n’enseigne pas bien à problématiser. On oscille entre une acception technique et localisée (un intitulé circonscrit à des lieux précis d’un développement, dans l’intro- duction par exemple, acception que donnent souvent les élèves ou les étudiants au terme problématique), et une acception large, celle d’un processus diffus, non loca- lisable, qui sous-tend toutes les autres opérations mises en jeu dans l’élaboration d’un écrit réflexif (la problématisation). Il est pensable de mettre au point pour les élèves un certain nombre de procédures plus ou moins codifiées pour expliciter une problématique (dans une introduction notamment), ou de faire acquérir des routines d’expression de la remise en cause (notamment pour les transitions d’une partie à une autre dans une dissertation, un commentaire de texte ou un mémoire). Mais le contenu même de l’activité problématisante, sa pertinence, qui commandent l’éva- luation, semblent se rattacher aux connaissances et aux capacités personnelles de l’élève ou de l’étudiant. Elles sont éventuellement descriptibles (encore qu’il fau- drait en élucider et en interroger les critères), mais en définitive pas vraiment trans- missibles, ni forcément généralisables d’une situation à une autre. Il s’agit donc d’un objectif difficile à assumer et décevant pour un enseignant, et d’un critère de sélection redoutable et ambigu pour les étudiants et les élèves. Comme pour d’autres domaines d’excellence touchant aux contenus de connaissances et aux habitus cultu- rels, et prégnants dans l’évaluation, on touche ici à un point-limite de l’enseigne- ment et de la didactique. Même si la diffusion récente du mot lui donne à l’école un caractère d’évi- dence et de routine, l’introduction de la problématique dans des contextes nouveaux, comme celui de la culture scolaire met en lumière sa dimension paradoxale. Le terme de problématique est un terme importé venu des sciences dures, un concept nomade comme dit Stengers1, mais il appartient aussi au langage commun : il fait partie en didactique des catégories omniprésentes qu’on n’explicite pas vraiment. Cette évidence est donc à interroger sur plusieurs plans, pour tenter d’arracher le terme à cette connivence trompeuse et ces ambivalences, et de cerner ce qu’on peut attendre, en termes de démarche problématisante sur des savoirs donnés, chez des élèves ou des étudiants. Cette norme scolaire relativement nouvelle (à la différence du discours sur l’induction, par exemple) mérite d’être analysée dans ses conditions d’émergence et les questions auxquelles elle cherche à répondre, notamment dans la 1 STENGERS I. (1987) D’une science à l’autre, les concepts nomades. Paris : Seuil. PROBLEMATIQUES ET PROBLEMATISATION DANS LES TEXTES REFELXIFS 31 définition des disciplines scolaires. Il faut ensuite se demander à quoi renvoie précisément, dans un discours, l’effet de problématisation : simple technique rhéto- rique, ou mouvements discursifs situés à différents niveaux, dans des rapports à interroger avec un véritable cheminement de la réflexion ? Cette explicitation paraît un préalable nécessaire pour trouver un langage commun avec les étudiants et des procédures de travail sur ce qui est un moteur de l’écriture et de la réflexion, mais aussi, pour eux, un lieu crucial de difficulté. I. PROBLEMES ET PROBLEMATISATION : UN LIEU COMMUN ? I. 1. Quelques caractéristiques pour approcher ce qu’est un problème La prise de conscience et la formulation de problèmes sont présentées dans la plupart des discours pédagogiques actuels comme emblématiques de l’activité in- tellectuelle, comme moteur et noyau de la construction de connaissances, aux détri- ments éventuellement d’autres activités intellectuelles et d’autres modes d’accès aux savoirs. Et c’est souvent au nom d’une référence à un modèle de l’activité scientifi- que dans la discipline qu’on justifie la place donnée à cette exigence dans les écrits scolaires. Cela pose ainsi la question des rapports pouvant exister entre une problé- matique disciplinaire scientifique et une problématique disciplinaire scolaire. Les mots problème et problématique eux-mêmes sont polysémiques, au confluent entre une nébuleuse d’emplois qui touche à l’inflation dans le langage quotidien, et des usages savants codifiés du terme, inscrits dans une tradition de réflexion épistémologique tout en relevant aussi en partie de l’air du temps. Analy- sant la propagation de la notion de problème des sciences formalisées aux savoirs moins formalisés comme la philosophie ou l’histoire, Adler évoque diverses formes de ce qu’il nomme le pan-problématisme actuel, qu’il rapporte à l’influence de l’in- telligence artificielle et qui a selon lui transformé la problématisation de figure par- mi d’autres en figure exclusive de l’activité scientifique. Mais l’enjeu épistémologi- que est insaisissable si on utilise le mot problème de façon trop ouverte « pour dési- gner indifféremment la difficulté, l’obstacle, la résistance rencontrée, la tâche à accomplir ». Il faut donc « d’abord caractériser l’emploi restreint du terme, exami- ner à quels aspects de cette caractérisation il faut passer outre quand on veut faire jouer au problème un rôle étendu »2. On peut parler de classes de problèmes, et de sens différents à donner à ce terme selon les sphères d’activité rationnelle, leur degré de formalisation et la part qu’y ont les composantes interprétatives et pragmatiques par rapport aux compo- santes strictement épistémiques. Dans certains domaines, on a à faire, selon l’ex- pression d’Auroux, à des problèmes non saturés, qui admettent difficilement une solution parce que les termes n’en ont pas une signification univoque3. La visée 2 ADLER (1987) « Problème : une clef universelle ? » — In : STENGERS I. (dir.) p. 121. 3 AUROUX S. (1990) Barbarie et philosophie. Paris : PUF, p 161-165. Cité par VECK B. (1992) Texte, thème, problématique. Paris : INRP, p. 9. E. NONNON 32 dans la formulation d’un problème est alors moins de le résoudre que d’en élucider les termes : « en sciences humaines l’essentiel du travail consiste à trouver une façon pertinente de représenter les choses, l’enjeu est l’interprétation des problèmes fondamentaux ». Le problème dans ce cadre se caractérise par son incomplétude, l’impossibilité à donner lieu à une solution unique, homogène et définitive : il n’y aura de réponse qu’en mobilisant une multitude de petits réseaux4. C’est le cas no- tamment des domaines disciplinaires qui servent de uploads/Philosophie/formulation-de-problematiques.pdf

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