Frithjof Schuon – 1950 – PREFACE Ce livre ne présente, dans son ensemble, aucun
Frithjof Schuon – 1950 – PREFACE Ce livre ne présente, dans son ensemble, aucune homogénéité autre que celle de la doctrine; composé d’études portant sur des sujets très divers, mais uni par le lien des mêmes vérités fondamentales, il constitue comme un prolongement de notre livre sur l’Unité transcendante des Religions. Comme celui-ci, il n’a pas été écrit avec le vain espoir de persuader tout le monde et ne s’adresse qu’à ceux qui, s’étant assimilé les vérités dont il s’agit, n’éprouvent aucune peine à en comprendre les multiples applications; quant à ceux qui ne voudront ou ne pourront point tenir compte de ces données, ils ne trouveront sans doute, dans les pages qui vont suivre, que spéculations dogmatistes et pétitions de principe, et il ne sera pas possible de leur faire comprendre que la vérité intrinsèque est indépendante de la dialectique et même de la pensée pure. En effet, que le vrai s’énonce de telle façon ou de telle autre, qu’il s’exprime au moyen d’une dialectique « nuancée » et « solide » ou qu’il le fasse à l’aide d’affirmations apparemment « naïves », ce sera, au point de vue de la vérité, exactement la même chose; du reste, appeler « pétitions de principe » des énonciations proprement intellectuelles décèle déjà un préjugé rationaliste, donc quelque chose qui est aussi loin que possible de la véritable connaissance. Le rationalisme, lui, n’admet pour vrai que ce qu’on prouve, sans se rendre compte, d’une part que la vérité est indépendante de notre disposition à l’admettre ou à ne pas l’admettre, et d’autre part qu’une preuve est toujours proportionnée à un besoin de causalité, en sorte qu’il est des vérités qui ne sauraient être prouvées à tout le monde; à rigoureusement parler, la pensée rationaliste admet une donnée non point parce que celle-ci est vraie, mais parce qu’on peut la prouver, — ou faire semblant de la prouver, — ce qui revient à dire que la dialectique l’emporte ici, en fait sinon en théorie, sur la vérité. La pensée spécifiquement rationaliste ou philosophique — les deux termes étant synonymes au fond — ignore d’ailleurs volontiers qu’il est des besoins mentaux qui ne sont dus qu’à une déviation, et qui par conséquent ne sauraient fournir légitimement les points de départ de formulations axiomatiques; si les aveugles voyaient la lumière, ils ne pourraient songer à demander des preuves de son existence. Cette question des preuves doctrinales mérite que nous nous y arrêtions plus longuement : tout d’abord, il faut distinguer la preuve rationnelle ou logique de la preuve intellectuelle ou symbolique; la première est faillible dans la mesure où les propositions du syllogisme peuvent être fausses, ce qui se produira plus facilement dans la mesure où l’ordre de réalité sera plus élevé; la seconde par contre dépend de « prémisses » qui ne peuvent pas ne pas être exactes, puisqu’elles s’identifient à la nature même des choses, ou, pour parler plus clairement, puisqu’elles ne sont autres que les réalités — ou prototypes — dont la « preuve » sera comme un reflet adéquat, ce qui lui permettra précisément de les mettre en évidence. La preuve spirituelle ou symbolique — que nous pourrions aussi qualifier d’« ontologique » pour la distinguer de la preuve simplement « logique » — dépend donc d’une connaissance directe qui comme telle est exacte par définition, et elle sert, non pas à « conclure » du connu à l’inconnu, mais à « prendre conscience » de l’inconnu à l’aide du connu : le lien entre l’un et l’autre ne sera, par conséquent, point l’opération rationnelle, mais l’intuition intellectuelle, bien que le raisonnement, étant naturel à l’homme, puisse évidemment jouer ici un rôle secondaire. Il résulte de là que la « preuve symbolique », — nous l’appelons ainsi parce que sa force réside dans l’analogie entre le symbole communiquant et la vérité à communiquer, et non dans la combinaison logique de deux propositions, — que la preuve symbolique, disons- 1 nous, sert à « actualiser » une connaissance, non pas ajoutée en quelque sorte du dehors, mais contenue virtuellement dans l’intelligence elle-même. On peut même aller plus loin et dire que la preuve symbolique s’identifie à ce qui doit être prouvé, en ce sens qu’elle « est » cette chose à un moindre niveau de réalité, comme par exemple l’eau prouve la Substance universelle par le fait qu’elle « est » celle-ci sur le plan de l’existence corporelle; le tout est de ne pas confondre la « matérialité » du symbole avec son essence ontologique; c’est pour cela que la doctrine hindoue, lorsqu’elle préconise l’adoration de la Divinité à travers une image sacramentale, interdit de penser à la matière de cette image, et c’est pour la même raison encore que les Indiens de l’Amérique du Nord — ceux qui prennent le soleil comme support d’adoration — précisent que ce n’est pas le soleil qu’ils adorent, mais le « Père » ou l’« Aïeul » qui y habite invisiblement. Tous les phénomènes de la nature sont, comme les Ecritures sacrées l’attestent inlassablement, des preuves de Dieu, et il en est ainsi pour l’homme simple comme pour le sage, — bien que pour des raisons fort différentes, — mais non point nécessairement pour le philosophe qui peut n’avoir ni les yeux de la Foi ni ceux de la Connaissance, et qui, dans ce cas, se débat vainement dans les antilogies d’un conceptualisme stérile. Les « preuves » philosophiques, ou plus particulièrement celles qui sont censées se prouver elles-mêmes en objectivant illusoirement le « point de départ » ou la « présupposition initiale », ne prouvent qu’une chose, à savoir la fausseté radicale du point de vue dont elles dérivent; cette tentative de la pensée formelle et finie de saisir, par ses propres moyens, sa racine transcendante, donc supra-formelle et infinie, est aussi absurde que serait l’essai d’un œil de se voir lui-même; dans les deux cas, il y a contradiction foncière. Les « théoriciens de la connaissance » sont évidemment les premiers à affirmer que la sagesse traditionnelle n’est pas arrivée à « résoudre » les « grands problèmes » de l’« esprit humain »; en réalité, il n’y a pas de problèmes pour elle et elle n’a donc jamais eu à en résoudre; son rôle consiste, sur le plan doctrinal tout au moins, à exprimer des vérités, et non pas à répondre arbitrairement à des questions mal posées. Au demeurant, rien n’est plus commode ni plus consolant, lorsqu’on se trouve dans un cercle vicieux, que de prétendre, soit que les autres s’y trouvent également, soit qu’ils sont incapables de s’y trouver; d’aucuns iront même jusqu’à rejeter la responsabilité de leur impuissance sur l’intelligence même, et l’aboutissement d’une telle attitude sera cette philosophie grossièrement imaginative, prétendument « concrète » et souvent effrontément « lyrique » dans laquelle nombre de « penseurs » croient découvrir des consonances « archaïques » autant que du génie; c’est la faiblesse intellectuelle qui, conformément d’ailleurs aux tendances générales de notre époque, se pose en art et en mystique. Dans cet ordre d’idées, nous ajouterons que le point de départ d’une doctrine est, ou bien définitif, « statique », « dogmatique », ou bien une contradiction pure et simple : par conséquent, le point de départ d’une doctrine « dynamiste » — c’est-à-dire plaçant tout dans le devenir et n’admettant aucune vérité stable — est ou bien définitivement valable, mais alors toute la théorie de l’évolution indéfinie de la vérité est fausse, ou bien ce point de départ s’attribue le droit d’« évoluer », donc de changer, mais alors il est faux par définition et ne saurait être la prémisse de quoi que ce soit. D’une manière analogue, le subjectivisme absolu s’effondre devant sa contradiction initiale : son point de départ est, ou bien objectif, mais alors la nécessité évidente de son objectivité ne fait que prouver la fausseté du subjectivisme, ou bien subjectif, mais alors il n’a évidemment aucune valeur objective, et il se réduit à un monologue dépourvu de sens. Il est assurément absurde d’affirmer qu’aucune affirmation n’est vraie; de même, il est insensé de parler à d’autres pour leur dire qu’on ne croit pas à leur 2 existence; dans tout cela, il ne s’agit que de nier les aspects essentiels de l’intelligence et de la vérité, à savoir la valeur objective d’une part et l’évidence intellectuelle d’autre part, l’une et l’autre étant inséparables dans l’intellection. L’erreur du rationalisme est, non pas de prouver ce que la raison peut parfaitement atteindre, à savoir les faits ou lois de la nature, mais de vouloir prouver ce dont la raison ne peut obtenir aucune certitude par ses propres moyens; tout ce qu’on peut dire du rationalisme concerne a fortiori des systèmes plus ou moins récents tels que l’« intuitionnisme », la « philosophie des valeurs » et l’« existentialisme » qui, loin de dépasser le plan rationnel, ne représentent, et ne peuvent représenter, que la décomposition du rationalisme à bout de ressources. La seule chose que nous retiendrons donc dans uploads/Philosophie/ frithjof-schuon-l-x27-oeil-du-coeur.pdf
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- Publié le Apv 20, 2021
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