Holisme et individualisme: la clarification d’une querelle1 (Paru dans ESPRIT,

Holisme et individualisme: la clarification d’une querelle1 (Paru dans ESPRIT, Juillet 2005, p. 210-220) Philippe Urfalino CESTA/EHESS-CNRS La nature et la possibilité d’une rencontre entre philosophie et sociologie dépendent bien entendu des conceptions que l’on peut avoir de l’une et de l’autre. La conception que se fait Vincent Descombes de la philosophie et de ses relations avec la sociologie présente d’emblée deux traits remarquables. Pour lui, la réflexion philosophique consiste en une investigation conceptuelle dont la particularité est de ne pouvoir être tranchée par un appel à une enquête empirique; si l’on admet par ailleurs que la sociologie a, elle, vocation à rendre compte d’une réalité sociale d’une manière qui exige une vérification empirique, alors le point de rencontre et de débat possible entre les deux types d’exercice est ce qu’on pourrait appeler la philosophie sociale!: soit la manière de poser et de traiter les problèmes conceptuels fondamentaux propres à la reconnaissance de faits sociaux. Toute sociologie recèle une philosophie sociale, implicite ou explicite. Et de son côté, la philosophie peut élire la philosophie sociale comme une de ses régions fécondes d’enquête conceptuelle. Selon cette conception, la philosophie n’a aucune position de surplomb à l’égard de la sociologie, elle n’a pas non plus vocation à en constituer l’épistémologie; tandis que la sociologie n’a nul besoin de prétendre «! dépasser!» la philosophie en lestant de réel les composantes d’un supposé ciel des idées. C’est dans la confrontation de leurs philosophies sociales respectives que peuvent se rencontrer, se contredire et s’enrichir la réflexion des philosophes et celle des chercheurs en sciences sociales. C’est à peu près dans ces termes que Vincent Descombes conçoit les échanges entre philosophie et sciences sociales. L’autre spécificité remarquable de son œuvre tient à ce qu’il considère que penser le social, ce qui veut dire notamment réfléchir sur les problèmes conceptuels des sciences sociales, est un enjeu essentiel pour la philosophie de l’action et pour la philosophie de l’esprit. Dans un petit livre de 1958, le plus souvent mal compris, Peter Winch avait voulu convaincre que le second Wittgenstein pouvait renouveler la compréhension de la spécificité des sciences sociales par rapport aux sciences de la nature2. De manière plus ample et détaillée, Vincent Descombes éclaircit et enrichit de livre en livre la parenté entre les leçons des Recherches Philosophiques et la philosophie sociale de ce qu’il appelle l’Ecole française de sociologie, soit l’héritage intellectuel de Durkheim enrichi et corrigé en particulier par Marcel Mauss puis Louis Dumont3. Le propos de cet article n’est pas d’examiner les ressorts philosophiques de cette entreprise, mais de sélectionner et de présenter deux de ses enjeux pour les sciences sociales. Au cœur de la philosophie sociale de Vincent Descombes, il y a l’affirmation selon laquelle le social ne se limite pas à l’intersubjectivité. Aussi sa philosophie sociale affronte-t-elle celles de presque toutes les sociologies dominantes de la deuxième moitié du 20e siècle. Affirmer la pertinence du travail de Vincent Descombes revêt donc une importance toute particulière en l’état des sciences sociales et notamment de la sociologie. Descombes a développé au long de plusieurs ouvrages un argumentaire en faveur de la pertinence des concepts d’ « esprit objectif », d’ «institution » tel que défini par Mauss et Fauconnet ou encore du holisme. Sous cette perspective, l’intérêt pour les débats en sciences sociales du dernier livre tient à ce que cet argumentaire est repris à partir de la question de l’agent et de son autonomie. Et l’une des leçons que le lecteur peut tirer du Complément de sujet est que la reconnaissance d’un esprit objectif n’implique nullement la méconnaissance de l’autonomie de l’agent. Au contraire, une philosophie sociale holiste exige la reconnaissance de cette autonomie et sa reformulation. Alain Erhenberg souligne dans ce même numéro d’Esprit l’intérêt de la 1 A propos de V. Descombes, Le complément de sujet , Gallimard, Paris, 2004. Cet article fait partie d’un dossier sur le philosophe. Avec les articles complémentaires d’Irène Théry et d’Alain Erhenberg, il vise à montrer l’intérêt du travail de Descombes pour les sciences sociales et la sociologie en particulier. 2 Peter Winch, The Idea of a Social Science and its Relations to Philosophy, Routledge & Kegan, 1958. 3 Disons une fois pour toutes que la référence à l’Ecole française de sociologie désigne un courant de la sociologie/anthropologie issu du groupe qui créa en France l’Année sociologique!, mais qui ne s’y restreint pas. On pourrait légitimement y associer, par exemple, les travaux d’Evans-Pritchard ou encore ceux de Mary Douglas (à laquelle Descombes se réfère souvent). 1 reformulation du concept d’autonomie pour ceux des sociologues qui s’attachent à penser l’idéologie individualiste de nos sociétés. Nous souhaitons maintenant montrer que cette leçon du Complément de sujet importe pour des débats plus généraux de la sociologie contemporaine et en particulier de la sociologie française. Cela importe d’abord parce que l’idée d’une incompatibilité entre la notion d’esprit objectif et la reconnaissance de l’autonomie des acteurs est un facteur décisif du rejet du holisme dans la sociologie française. L’esprit objectif (et tout ce qui peut lui être assimilé, par exemple la notion de culture) y est assimilé à une hypostase, un gros agent collectif, une force de détermination qui suppose absente ce que, à juste raison, nous ne pouvons imaginer faire défaut : la réflexivité, la puissance d’agir, l’autonomie de l’être humain et de manière générale sa capacité à transformer l’état social qui lui est échu. En explicitant l’articulation nécessaire de l’esprit objectif et de l’autonomie, Le complément de sujet dissipe un malentendu et clarifie la controverse entre individualisme méthodologique et holisme. Cela importe ensuite parce que, ce faisant, Vincent Descombes propose une philosophie sociale qui, dans le prolongement de celles de Mauss et Dumont, est mieux armée que celles des sociologies actuellement dominantes pour rendre compte de la dimension normative de la vie sociale. I. Une nouvelle ligne de front entre individualisme méthodologique et holisme La sociologie professionnelle, celle qui s’est développé depuis la seconde guerre mondiale en Europe et sur le continent américain à partir d’une forte exigence de construction des données empiriques quantitatives ou qualitatives a abandonné massivement tout concept apparenté à la notion d’esprit objectif. Les sociologues qui ont fait école en France ne reconnaissent que l’existence des individus et de leurs relations. Pourtant, au-delà de l’héritage holiste de Durkheim et de Mauss, la notion d’esprit objectif ne fut pas toujours absente des sciences sociales françaises. Ainsi au début de son Introduction à la philosophie de l’histoire, Raymond Aron, qui cherchait à situer la connaissance historique dans les formes de connaissance de l’homme par lui-même, consacre une section au thème « Esprit objectif et réalité collective », après deux sections réservées à la connaissance de soi et à celle d’autrui. En voici quelques extraits : « Nous avons jusqu’à présent simplifié l’analyse en supposant d’abord un individu isolé, puis en mettant face à face deux individus, en dehors de toute communauté sociale ou spirituelle – abstraction commode mais qui défigure la situation. …. Un fait est pour nous fondamental : la communauté créée par la priorité en chacun de l’esprit objectif sur l’esprit individuel est la donnée historiquement, concrètement première. … Dans et par les individus, les représentations communes arrivent à la clarté, dans et par eux se réalisent les communautés qui toujours les précèdent et les dépassent. La description ne justifie aucune métaphysique, ni celle des âmes nationales, ni celle d’une conscience collective, mais elle confirme l’existence d’une réalité à la fois transcendante et interne aux hommes, sociale et spirituelle, totale et multiple. » (pp. 73-79) Les extraits de ce livre publié en 1938 sont parfaitement congruents avec le texte de 1901 de Mauss et Fauconnet, l’esprit objectif ressemble fort aux institutions. Dans les deux cas, il s’agit d’éviter que l’on « suppose la société et l’individu extérieurs et, pour ainsi dire, étrangers l’un à l’autre » (toujours Aron) et les impasses durkheimiennes de la conscience collective et du social assimilé à la contrainte du groupe sur l’individu sont dépassées. Les différentes sociologies élaborées depuis la seconde guerre mondiale ont comme Aron rejeté l’idée d’une séparation entre individu et société. Mais la distinction que faisait Aron entre « une réalité à la fois transcendante et interne aux hommes » et des hypostases illégitimes qu’il assimilait à de la métaphysique, a semblé ne plus être possible. Pour éviter les hypostases, il a été considéré que tout le social devait être dans les individus ou dans leurs relations. Ce que Aron estimait être une «abstraction commode mais qui défigure la situation » remplit tout l’objet des sociologues. La société réside dans le rapport d’ego à autrui. En effet, la plupart des sociologues ont adopté de manière exclusive ou conjointe deux conceptions du rapport entre l’individu et le social : 1) le social est dans l’interaction et dans l’interdépendance entre les individus ; 2) le social est incorporé, intériorisé ou internalisé par les individus, par socialisation. 2 Des auteurs comme Crozier, Friedberg, Boudon, Coleman ont privilégié la première conception. Ils estiment que l’accent mis sur la seconde aboutit uploads/Philosophie/holisme-et-individualisme.pdf

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