1 Par-delà métaphore et littéralité Le statut des mathématiques dans l’œuvre de

1 Par-delà métaphore et littéralité Le statut des mathématiques dans l’œuvre de Deleuze Juan Luis Gastaldi IREPH, Université Paris Ouest Nanterre La Défense Il est bien connu que l’œuvre de Deleuze fait régulièrement appel au savoir mathématique – à ses objets et ses concepts, à ses méthodes comme à ses procédures. Ce recours aux mathématiques a éveillé autant de fascination que de critiques, la première touchant d’habitude aux défenseurs aveugles de la philosophie deleuzienne, les secondes venant souvent des détracteurs non moins aveugles. Pourtant, après quelques années déjà où cette question a suscité un intérêt spécifique des uns et des autres, il semblerait que le problème posé par la présence d’éléments mathématiques dans l’œuvre de Deleuze n’a pas encore trouvé la formulation par laquelle il pourrait interpeler directement la pensée d’une manière féconde. Pour une raison au moins, à savoir que la question cruciale de la nature de cet appel aux mathématiques fait par Deleuze dans le cadre de son projet philosophique, et ontologique en particulier, se trouve presque invariablement esquivée. Soulever cette question de façon ouverte et sans préjugés pourrait donc nous placer sur la voie d’une problématisation moins doctrinaire, cherchant ses effets en dehors des frontières définies par le corpus deleuzien. Car il est possible qu’un traitement des subtilités attachées à ce problème difficile permette de poser, voire d’envisager à nouveaux frais, celui plus général et plus urgent sans doute de la place et du statut des mathématiques pour la philosophie contemporaine. Pour le meilleur ou pour le pire, la question du statut des mathématiques semble être résolue dans la plupart des formulations philosophiques contemporaines qui prennent explicitement appui sur le savoir mathématique dans son ensemble. Or aucune des solutions usuellement disponibles concernant la position respective de ces deux savoirs ne semble convenir à l’usage, par ailleurs multiple, que Deleuze fait des mathématiques dans sa philosophie. D’autre part, si l’on regarde l’ensemble de la littérature qui s’est occupée de la question des mathématiques chez Deleuze, le paysage est plutôt décevant à ce sujet. Ce que l’on y trouve d’habitude, c’est une série d’illustrations de thèses philosophiques associées à la pensée de Deleuze au moyen d’éléments mathématiques, ou inversement, des commentaires de théories mathématiques (ou de bribes de théories mathématiques) dans le but d’y reconnaître des éléments de la philosophie deleuzienne. Si cet exercice se fait souvent au nom d’une prétendue « théorie des problèmes » qui serait commune aux mathématiques et à la philosophie, la légitimité d’une telle communauté est rarement interrogée 2 comme telle. Elle n’est pourtant pas évidente. On pourrait se demander, par exemple, pourquoi des propriétés hautement spécifiques, valables sous certaines conditions dans le cadre d’une théorie mathématique (et souvent pas d’une autre) peuvent être empruntées sans médiation dans le cadre d’une métaphysique ou d’une ontologie générale, sans perte aucune de leur validité. Et que faire d’interprétations divergentes, voire ouvertement opposées d’une même théorie mathématique ? L’histoire des pratiques mathématique nous fournit une myriade de telles situations. Inversement, on peut se demander comment une théorie mathématique pourrait être justiciable, dans ses aspects le plus techniques, des concepts généraux, voire spéculatifs, d’un discours philosophique. Ici encore, l’histoire est remplie de contrexemples à cet égard. Enfin, il resterait aussi à comprendre pourquoi les mathématiques seraient plus à même que n’importe quel autre domaine, scientifique ou autre, de fournir à la philosophie une théorie adéquate des problèmes, voire de l’être en général... Ces questions sont généralement escamotées dans la littérature existante autour du rapport de Deleuze aux mathématiques. Or, lorsqu’elles sont ouvertement abordées, le débat a tendance à s’organiser le long d’un axe défini par deux pôles opposés, que l’on pourrait caractériser de la manière suivante : soit l’usage que Deleuze fait des mathématiques est purement métaphorique, soit il est (ou peut être) parfaitement littéral. Dans le premier cas, on peut reconnaître – en plus des rares philosophes analytiques qui auraient pu s’intéresser à la question – une position comme celle d’Alain Badiou1 ; dans l’extrême opposé, on trouve une formulation comme celle de Manuel DeLanda2. Sans avoir l’intention de les discuter ici en détail, on peut tout de même remarquer déjà que ces deux positions, et par la même occasion l’axe qu’elles définissent, comportent des difficultés profondes, qui ne sauraient être simplement écartées. Car d’une part Deleuze lui-même (seul et avec Guattari) n’a cessé de faire la critique de la métaphoricité, rejetant de manière explicite la nature métaphorique de son appel aux mathématiques3. De l’autre, il apparaît que la mise en avant de littéralité se fait, du moins dans le cas de DeLanda, au nom d’un réalisme radical investi d’un certain scientisme dont Deleuze n’a pas moins fait la critique4.5 1 En effet, Badiou affirme ouvertement que Deleuze ne se sert des mathématiques que comme des « puissantes métaphores » (Alain Badiou, Deleuze: « la clameur de l'être », Paris, Fayard, 2010, Introduction). 2 Notamment dans Manuel DeLanda, Intensive Science and Virtual Philosophy, London, Continuum, 2002, mais aussi par exemple dans l’article « Deleuze in phase space », in Simon Duffy, Virtual Mathematics : the logic of difference, Manchester, Clinamen, 2006, pp. 235-247. 3 Voir, par exemple, Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, pp. 235, 247, 257 ; G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 1, 337. 4 Typiquement, par exemple, dans Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, ch. 12, 14 ; Qu’est- ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1995, ch. 5. 5 Une exception doit ici être mentionnée, à savoir la façon dont Jean-Michel Salanskis aborde frontalement la question de la nature et de la légitimité de l’usage deleuzien des mathématiques, tout en déjouant l’alternative de la métaphoricité et la littéralité, pour indiquer que le vrai problème est ailleurs, s’agissant plutôt de savoir si cet usage est dogmatique ou 3 Devant ce paysage esquissé rapidement en guise d’introduction, nous voudrions proposer une manière radicalement différente d’envisager le problème de la nature du recours de Deleuze aux mathématiques, qui se démarque des lectures habituelles, au prix peut être d’une prise de distance par rapport aux perspectives, et jusqu’au style même de la philosophie deleuzienne. Car il nous semble que pour comprendre la place des mathématiques dans son œuvre, il ne suffit pas de se concentrer sur un domaine particulier des mathématiques dont il fait usage (comme le calcul différentiel ou la théorie des singularités ou des groupes de Galois ou encore des surfaces riemanniennes, par exemple). Mais il ne suffit pas non plus d’essayer d’embrasser l’ensemble de situations où Deleuze s’empare d’éléments mathématiques au long de son œuvre. D’une tout autre manière, nous voudrions avancer que cette place ne peut être comprise que sous l’angle de ce qui pourrait constituer l’ensemble du projet de la philosophie deleuzienne. Certes, parler d’un projet d’ensemble pour une philosophie qui revendique la dispersion et la multiplicité peut paraître contradictoire. Cependant, comme en témoigne suffisamment le travail de Deleuze lui-même sur l’histoire de la philosophie, rien n’empêche que la reconstitution d’un tel projet d’ensemble puisse être tentée, fût-ce dans le seul but de trouver pour cette philosophie des effets nouveaux sur la pensée. Dans le cas spécifique de la philosophie deleuzienne, il nous semble qu’une telle reconstitution peut être essayée en mettant ce moment exceptionnel de la production deleuzienne qui a eu lieu autour des années 1968-69, sous la perspective d’un très court et dense texte de jeunesse, à savoir le compte rendu du livre de Jean Hyppolite sur Hegel « Logique et Existence »6. Dans ce compte rendu de 1954, suivant la lecture d’Hyppolite (lui-même lisant Hegel), Deleuze avance que la philosophie doit être ontologie et non pas anthropologie. Pourtant, une ontologie de l’essence ne saurait pas abolir la distance entre l’être et la pensée, tel que le réclame le savoir absolu hégélien, et la philosophie postkantienne plus généralement. La solution consiste dès lors à envisager l’être, non pas comme essence, mais comme sens. Il en résulte que l’être aura à se concevoir, non pas comme identité, mais comme différence, et que l’ontologie de cette différence fera de la philosophie une logique. Voilà la thèse élémentaire de cette lecture attribuée à Hyppolite à propos de la philosophie hégélienne, que Deleuze semble néanmoins prendre entièrement à son critique. Cette lecture compte sans doute parmi les plus subtiles et intelligentes sur la question dont il est ici question. Nous renvoyons donc à cet article pour plus de détails : Jean-Michel Salanskis, « Mathematics, metaphysics, philosophy », in S. Duffy, op. cit., pp. 46-64. La construction que nous essayons d’esquisser dans ces pages ne s’accorde cependant pas avec les conclusions de Salanskis, dans la mesure où pour nous l’usage que Deleuze fait des mathématiques doit être compris comme étant essentiellement critique. 6 Gilles Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », in L’île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, p. 18-23. Nous avons déjà tenté rapidement cette restitution dans les premières pages de notre article « Le sens d’une Logique du Sens », in Jdey, Adnen, Gilles Deleuze : Politiques de la Philosophie, Genève, Éditions uploads/Philosophie/ gastaldi-le-statut-des-mathematiques.pdf

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