Luc Ferry, Apprendre à vivre, Traité de philosophie destiné aux jeunes générati
Luc Ferry, Apprendre à vivre, Traité de philosophie destiné aux jeunes générations, Éditions Plon, 2006, pp.17-31 La finitude humaine et la question du salut « Je voudrais que tu comprennes bien ce mot - « salut » - et que tu perçoives aussi comment les religions tentent de prendre en charge les questions qu'il soulève. Car le plus simple, pour commencer à cerner ce qu'est la philosophie, c'est encore, comme tu vas voir, de la situer par rapport au projet religieux. Ouvre un dictionnaire et tu verras que le « salut » désigne d'abord et avant tout « le fait d'être sauvé, d'échapper à un grand danger ou à un grand malheur ». Fort bien. Mais à quelle catastrophe, à quel péril effrayant les religions prétendent-elles nous faire échapper? Tu connais déjà la réponse: c'est de la mort, bien sûr, qu'il s'agit. Voilà pourquoi elles vont toutes s'efforcer, sous des formes diverses, de nous promettre la vie éternelle, pour nous assurer que nous retrouverons un jour ceux que nous aimons - parents ou amis, frères ou soeurs, maris ou femmes, enfants ou petits-enfants, dont l'existence terrestre, inéluctablement, va nous séparer. Dans l'Evangile de Jean, Jésus lui-même fait l'expérience de la mort d'un ami cher, Lazare. Comme le premier être humain venu, il pleure. Tout simplement, il fait l'expérience, comme toi et moi, du déchirement lié à la séparation. Mais, à la différence de nous autres, simples mortels, il est en son pouvoir de ressusciter son ami. Et il le fait, pour montrer, dit-il, que « l'amour est plus fort que la mort ». Et c'est au fond ce message qui constitue l'essentiel de la doctrine chrétienne du salut: la mort, pour ceux qui aiment, pour ceux qui ont confiance dans la parole du Christ, n'est qu'une apparence, un passage. Par l'amour et par la foi, nous pouvons gagner l'immortalité. Ce qui tombe bien, il faut l'avouer. Que désirons-nous, en effet, par-dessus tout? Ne pas être seuls, être compris, aimés, ne pas être séparés de nos proches, bref, ne pas mourir et qu'ils ne meurent pas non plus. Or l'existence réelle déçoit un jour ou l'autre toutes ces attentes. C'est donc dans la confiance en un Dieu que certains cherchent le salut et les religions nous assurent qu'ils y parviendront. Pourquoi pas, si l'on y croit et que l'on a la foi? Mais pour ceux qui ne sont pas convaincus, pour ceux qui doutent de la véracité de ces promesses, le problème, bien entendu, reste entier. Et c'est là justement que la philosophie prend, pour ainsi dire, le relais. D'autant que la mort elle-même - le point est crucial si tu veux comprendre le champ de la philosophie - n'est pas une réalité aussi simple qu'on le croit d'ordinaire. Elle ne se résume pas à la « fin de la vie », à un arrêt plus ou moins brutal de notre existence. Pour se rassurer, certains sages de l'Antiquité disaient qu'il ne faut pas y penser puisque, de deux choses l'une : ou bien je suis en vie, et la mort, par définition, n'est pas présente, ou bien elle est présente et, par définition aussi, je ne suis plus là pour m'inquiéter! Pourquoi, dans ces conditions, 2 s'embarrasser d'un problème inutile? Le raisonnement, malheureusement, est un peu trop court pour être honnête. Car la vérité, c'est que la mort, à l'encontre de ce que suggère l'adage ancien, possède bien des visages différents dont la présence est paradoxalement tout à fait perceptible au coeur même de la vie la plus vivante. Or c'est bien là ce qui, à un moment ou à un autre, tourmente ce malheureux être fini qu'est l'homme puisque seul il a conscience que le temps lui est compté, que l'irréparable n'est pas une illusion et qu'il lui faut peut-être bien réfléchir à ce qu'il doit faire de sa courte vie. Edgar Poe, dans un de ses poèmes les plus fameux, incarne cette idée de l'irréversibilité du cours de l'existence dans un animal sinistre, un corbeau perché sur le rebord d'une fenêtre, qui ne sait dire et répéter qu'une seule formule : Never more - « plus jamais ». Poe veut dire par là que la mort désigne en général tout ce qui appartient à l'ordre du «jamais plus». Elle est, au sein même de la vie, ce qui ne reviendra pas, ce qui relève irréversiblement du, passé et que l'on n'a aucune chance de retrouver un jour. Il peut s'agir des vacances de l'enfance en des lieux et avec des amis qu'on quitte sans retour, du divorce de ses parents, des maisons ou des écoles qu'un déménagement nous oblige à abandonner, et de mille autres choses encore : même s'il ne s'agit pas toujours de la disparition d'un être cher, tout ce qui est de l'ordre du « plus jamais» appartient au registre de la mort. Tu vois, en ce sens, combien elle est loin de se résumer à la seule fin de la vie biologique. Nous en connaissons une infinité d'incarnations au beau milieu de l'existence elle-même et ces visages multiples finissent par nous tourmenter, parfois même sans que nous en ayons tout à fait conscience. Pour bien vivre, pour vivre libre, capable de joie, de générosité et d'amour, il nous faut d'abord et avant tout vaincre la peur - ou, pour mieux dire, «les» peurs, tant les manifestations de l'Irréversible sont diverses. Mais c'est là, justement, que religion et philosophie divergent fondamentalement. Philosophie et religion : deux façons opposées d'approcher la question du salut Face à la menace suprême qu'elles prétendent nous permettre de surmonter, comment opèrent, en effet, les religions? Pour l'essentiel, par la foi. C'est elle, et elle seule en vérité, qui peut faire retomber sur nous la grâce de Dieu : si tu as foi en Lui, Dieu te sauvera, disent-elles, en quoi elles requièrent avant toute autre vertu l'humilité qui s'oppose à leurs yeux - c'est ce que ne cessent de répéter les plus grands penseurs chrétiens, de saint Augustin à Pascal - à l'arrogance et à la vanité de la philosophie. Pourquoi cette accusation lancée contre la libre pensée? Tout simplement parce que cette dernière prétend bien, elle aussi, nous sauver sinon de la mort elle-même, du moins des angoisses qu'elle inspire, mais par nos propres forces et en vertu de notre seule raison. Voilà, du moins d'un point de vue 3 religieux, l'orgueil philosophique par excellence, l'audace insupportable déjà perceptible chez les premiers philosophes, dès l'Antiquité grecque, plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Et c'est vrai. Faute de parvenir à croire en un Dieu sauveur, le philosophe est d'abord celui qui pense qu'en connaissant le monde, en se comprenant soi-même et en comprenant les autres autant que nous le permet notre intelligence, nous allons parvenir, dans la lucidité plutôt que dans une foi aveugle, à surmonter nos peurs. En d'autres termes, si les religions se définissent elles-mêmes comme des «doctrines du salut» par un Autre, grâce à Dieu, on pourrait définir les grandes philosophies comme des doctrines du salut par soi-même, sans l'aide de Dieu. C'est ainsi qu'Epicure, par exemple, définit la philosophie comme une « médecine de l'âme » (1) dont l'objectif ultime est de nous faire comprendre que « la mort n'est pas à redouter ». C'est là encore tout le programme philosophique que son plus éminent disciple, Lucrèce, expose dans son poème intitulé De la nature des choses : « Il faut avant tout chasser.et détruire cette crainte de l'Achéron [le fleuve des Enfers] qui, pénétrant jusqu'au fond de notre être, empoisonne la vie humaine, colore toute chose de la noirceur de la mort et ne laisse subsister aucun plaisir limpide et pur.» Mais c'est tout aussi vrai pour Epictète, l'un des plus grands représentants d'une autre école philosophique de la Grèce ancienne dont je te parlerai dans un instant, le stoïcisme, qui va même jusqu'à réduire toutes les interrogations philosophiques à une seule et même source : la crainte de la mort. Ecoutons-le un instant s'adresser à son disciple au fil des entretiens qu'il échange avec lui : « As-tu bien dans l'esprit, lui dit-il, que le principe de tous les maux pour l'homme, de la bassesse, de la lâcheté, c'est... la crainte de la mort? Exerce-toi contre elle; qu'à cela tendent toutes tes paroles, toutes tes études, toutes tes lectures et tu sauras que c'est le seul moyen pour les hommes de devenir libres » (2). On retrouve encore ce même thème chez Montaigne, dans son fameux adage selon lequel «philosopher c'est apprendre à mourir », mais aussi chez Spinoza, avec sa belle réflexion sur le sage qui «meurt moins que le fou », chez Kant, lorsqu'il se demande « ce qu'il nous est permis d'espérer », et même chez Nietzsche, qui retrouve, avec sa pensée de «l'innocence du devenir », les éléments les plus profonds des doctrines du salut forgées dans l'Antiquité. Ne t'inquiète pas si ces allusions aux grands auteurs ne te disent encore rien. C'est normal puisque tu commences. Nous allons revenir à chacun uploads/Philosophie/la-finitude-humaine-et-la-question-du-salut.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 04, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1834MB