Le Complexe de Prométhée par Stélios CASTANOS de MEDICIS (Revue Synthèses. No 2
Le Complexe de Prométhée par Stélios CASTANOS de MEDICIS (Revue Synthèses. No 200. Janvier 1963) Extrait du cours : Psychologie de l'homme contemporain, professé au Centre Universitaire des Hautes Études Européennes de l'Université de Strasbourg. I Parallèlement à la doctrine d'Alfred Adler et à la très séduisante (parce que profondément tragique1) interprétation de base de la psychologie individuelle, il nous est possible de constater certaines incidences modernes, tant philosophiques que sociales ou artistiques, de cette théorie. Il s'agirait, en somme, d'étudier quelques prolongements caractéristiques de notre condition d'infériorité, et d'en faire comme une espèce de cause de notre situation dans le monde d'aujourd'hui. Nous savons que, d'après l'acception adlérienne, la position de l'homme dans la nature est d'infériorité. C'est cette infériorité organique de l'homme, qui est, en quelque sorte, congénitale et spécifique, rattachée donc à lui, en tant que spécimen de l'humain, qui crée en son être un sentiment d'insécurité, agissant comme stimulant perpétuel. Par cet aiguillon constant, l'homme est porté, poussé à inventer des situations originales2 dans lesquelles les désavantages de la position humaine dans la nature peuvent être compensés3. L'ensemble de ces compensations peut être appelé un complexe prométhéen, sans, pour autant, conclure à une origine psycho-pathologique de la réussite, de l'extraordinaire ou du succès. Un « complexe », en effet, n'est point toujours nécessairement morbide. Le complexe, à titre général, serait une constellation de contenus psychiques chargés d'énergie affective. Par « contenus psychiques », l'on ne veut pas dire obligatoirement « contenus refoulés » ou « inconscients ». Il existe des complexes qui, tout en étant inconscients, ne sont pas refoulés, mais simplement ignorés par l'état actuel de la conscience: ce sont les virtualités de la personnalité, et ses possibilités futures n'ayant pas encore atteint le seuil du connu. Il est aussi des complexes conscients, nullement pathologiques: à cet égard, l'on peut considérer le centre même du conscient, c'est-à-dire le moi, comme un complexe psychique, si l'on veut bien y voir là une constellation d'énergies affectives, groupées autour d'un certain noyau qui agit comme centre de gravité4. Du point de vue de la psychologie générale, le complexe de Prométhée serait donc un centre essentiel de gravité conditionnant le comportement social de l'homme5. Ce complexe serait à l'origine, ainsi que nous l'avons dit, de 1 C'est le « éléos » de la tragédie antique. 2 Ainsi, nous avons soutenu (dans notre Nouvel essai de classification du droit civil, Sirey, Paris 1958) que le phénomène juridique est un état a-naturel et dérivé, dû à la condition non parfaite de l'homme. 3 Cf. A. Stern, « La Psychologie individuelle d'Alfred Adler et la philosophie » in Rev. Phil., Paris 1960, n° 3, pp. 313-326. 4 Cf. Gerhard Adler, Études de psychologie jungienne, Georg, Genève 1957. 5 Du point de vue de la psychologie pathologique, ce complexe pourrait titre une évolution possible du complexe d'Œdipe. l'ensemble des compensations imaginées par le génie humain. A la base dudit complexe réside un sentiment d'insécurité, d'où découle, nécessairement, un état de conscience apeurée6, angoissée, se rendant bien compte de sa condition, dont l'essence est un manque. Ce manque essentiel n'est rien d'autre que la « connaissance instinctive » d'être séparé de quelque chose d'important, de vital presque, dont on aurait un besoin inéluctable et profond. A cet état de conscience, deux voies dévolution s'offrent comme possibles: l'une serait l'enfoncement progressif, le plaisir, en quelque sorte, malsain qui consisterait à se repaître de son mal, et déterminerait un repliement de plus en plus accentué, renforcé, d'ailleurs, par une tendance à l'autoprotection; l'autre serait le désir. Le désir se présente comme le contrepoids positif de la peur et de l'angoisse. Si la peur est le corollaire du sentiment de précarité; si l'angoisse est le lot de cette conscience du manque, le désir, issu de la même conscience malheureuse, et né de ce sentiment d'impuissance, conduit à des résultats opposés. Nous avons ici une nouvelle illustration des manifestations de la révolte, que nous avons examinée ailleurs7. Tandis que la peur amène celui qui l'éprouve à fuir les obligations et les responsabilités, le désir, procédant de la même origine que celle-là, agit en sens inverse et pousse l'être humain à tâcher d'acquérir ce qui lui fait défaut. De cette manière, le désir, contrairement à la peur, incite l'homme à un dépassement de son état, dépassement qui est, à la fois, réalisation de lui- même et négation de soi. C'est dans la négation de soi, c'est-à-dire dans l'abandon, après refus, de sa condition initiale, que l'homme retrouve toujours un sens de culpabilité, alimenté par ce qu'il y a de déchiré, de fragmentaire dans toute entreprise exceptionnelle8. C'est, par contre, dans la réalisation de son « plus-être » que l'homme trouve également le sens de sa profonde nature, qui lui est extérieure (c'est-à-dire atteinte à un deuxième degré), mais aussi ce qui existe en lui de plus intime, puisqu'il est ce qui, par excellence, le différencie du reste de la nature. Dans le mythe de Prométhée, ces deux aspects, à première vue contradictoires, mais finalement complémentaires, coexistent en tant que grandeur et châtiment du dieu, et c'est — on l'a déjà compris — la raison pour laquelle nous l'avons choisi, afin de nous servir de ce nom pour désigner ce qu'il y a de plus fondamental dans notre histoire d'homme. En termes psychologiques, ce même problème existe et se traduit par l'objectif de l'analyse dont l'ultime recherche est de libérer Érôs9 de l'emprise de l'angoisse et de la peur, forces négatives. Comme dit G. Adler, « si étrange que cela puisse paraître, les deux (c'est-à-dire la peur et Érôs) ne sont d'ailleurs que des manifestations différentes de la même énergie psychique, la libido »10. Ce qui revient à dire que deux manifestations, 6 C'est l'autre élément de la tragédie antique, le « phobos ». 7 Dans le n° 190 de Synthèses, au sujet de notre article « Philosophie du blouson noir ». 8 Se référer au Concept de l'angoisse de Kierkegaard, où l'on trouvera une analyse de la fatalité existant dans l'entreprise exceptionnelle par excellence : celle du génie. 9 Érôs est une force positive. Nous verrons, plus tard, pourquoi, et aussi jusqu'à quel point. 10 Op. cit., p. 181. deux apparences diamétralement opposées non seulement procèdent dune origine qui leur est identique, mais sont des modes temporaires de représentation d'un contenu unique. La différence réside dans le sens, et la ressemblance (pas même la ressemblance, mais l'identité) dans l'essence11. Il nous faut maintenant voir ce en quoi Érôs est une force positive. Platon disait déjà que l'« effort vers la totalité est l'œuvre d'Érôs »12 : il s'agit de l'élan vers ce qui est différent; mais c'est aussi vers la plénitude, car ce qui est différent, si réuni à l'inhérent, gratifie ce dernier de nouvelles possibilités par-delà ses contingences initiales, pauvres, chétives. C'est ce qui pousse l'humain au-delà de ses limites étroites d'un moi isolé, rattaché à certaines modalités structurales tant physiques que morales. Le différent donc devient une partie du moi; il cesse d'être différent et devient moi-même. En donnant la possibilité en acte d'une expérience personnelle d'enrichissement du moi, Érôs est un propulseur chargé de puissance positive. Ce côté positif d'Érôs, du fait qu'il implique une aventure (c'est-à-dire une recherche dépassant les données du début), recèle également un côté négatif. En lui, la peur réapparaît, et aussi l'angoisse, sous la forme de la crainte de perdre cette partie ajoutée du moi et de retomber, par conséquent, dans l'état insatisfaisant d'origine. Il y a ici comme la survivance de ce qu'il y a de fragmentaire, comme nous l'avons dit, dans toute entreprise exceptionnelle, par cela même qu'elle est exceptionnelle. Arrivés à ce stade de compréhension, nous nous rendons compte de ce que peut bien être la conjuctio: l'Union des contraires, ce que les alchimistes désignaient par le terme de concordiam oppositorum et que nous avons appelé hyperthèse13 pour faire ressortir la différence de cette notion d'avec celle d'une simple « synthèse » où les antinomies seraient fondues en une notion intermédiaire. C.G. Jung emploie cette même notion dans sa psychologie analytique, en lui donnant le nom de soi, par opposition au « moi » ou au « nous » (ce dernier terme impliquant justement une identification, ou une non- différenciation, du moi avec une entité antinomique: un groupe, par exemple, ou la tribu, mais sans que cette identification soit arrivée au niveau hyperthétique). L'union des contraires est donc constatée chaque fois que nous arrivons à la connaissance pleine d'un état psychique, et cela par le fait ou à cause de notre structure d'être humain. C'est le « par-delà le bien et le mal » nietzschéen, emprunté à Héraclite, et confirmé par A. Adler. Tout tourne comme sur la périphérie d'un cercle ou, plutôt, comme sur la courbe d'une spirale, puisque chaque retour en arrière détermine également un pas en avant. II Cette ambivalence est le substrat des époques de création; de ces périodes historiques inquiètes, insatisfaites, dont la conscience même de leur vulnérabilité prépare leur succès à venir. uploads/Philosophie/ le-complexe-de-promethee-1963-stelios-castanos-de-medicis.pdf
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- Publié le Jan 30, 2021
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