LA FORMULE INCANTATOIRE EN AFRIQUE : APPROCHE PHILOSOPHIQUE SAMBA DIAKITE Assis
LA FORMULE INCANTATOIRE EN AFRIQUE : APPROCHE PHILOSOPHIQUE SAMBA DIAKITE Assistant au Département de Philosophie Université de Bouaké Côte d’Ivoire RESUME La parole incantatoire rythme la vie traditionnelle africaine. Elle semble être ce dire silencieux qui permet de décrypter des signes de la nature pour parvenir à l’être. Mais comme le ‘’pharmakon’’, n’est - elle pas aussi remède que poison ? Mots-clés : Parole incantatoire, signe, formule, pharmakon, magie, sujet, métaphore, langage, À gure, puissance, répétition, tradition, différence, cure, poison, remède, poison. ABSTRACT The incantatory word is a tempo of african traditional life. It seems to be quiet speech which maintains it-this allows to decipher the signs of nature in order to manage to be it. However like a ‘’pharmakon’’ isn’t it as cure as poison ? Key words : Incantatory word, sign, quiet speech, pharmakon, magic, subject, metaphor, language, À gure, power, repetition, tradition, difference, cure, poison. Revue Ivoirienne de Philosophie et de Culture, LE KORE, n°35-2004 © Editions Universitaires de Côte d’Ivoire (EDUCI), 2004 76 INTRODUCTION L’Afrique semble n’avoir rien obtenu de l’histoire, dans l’Histoire. De manière explicite, elle est confrontée à la question de sa propre possibilité, de son introduction dans l’histoire, de son commencement. Elle est presque toujours en chemin, mais il n’est pas toujours sûr qu’elle en atteigne le terme car elle semble emprunter toujours le chemin qui ne mène nulle part. Pourtant, bannie de l’histoire, l’Afrique déterre son passé, brandit ses civilisations. Interdite de parler, elle balbutie, psalmodie des versets en signe de présence de son être, extériorise des signes, des symboles, pour s’afÀ rmer, pour réveiller les idées, pour se signiÀ er, s’accepter et se faire accepter, pour se donner un sens car « représenter ou dire une chose, c’est déjà la faire exister «1. Mais ici encore, on a parlé du langage sauvage , de la pensée sauvage, au lieu de repérer les procédés d’une pensée symbolique , d’une langue abondamment métaphorique et riche en expressions À gurées et bien À celées . Pour l’Africain, « il s’agit donc de relancer le signiÀ ant en deçà de la voix blanche de l’écriture neutre, du signe verbal ; jusqu’à ce qui tient lieu d’origine ( l’Enststehungsherd) où le geste, la parole et le regard se développent dans un volume non encore miré par l’interdit, dans un espace pluriel où le signiÀ ant fait corps en se mettant en scène, où le corps fait signe avec lui- même, où la différence dans le jeu des forces produit son espacement propre et la loi de ses déplacements»2. C’est pourquoi si l’Africain rompt le silence pour s’exprimer, il lui arrive aussi de retourner au silence pour se faire conÀ ance, pour faire conÀ ance à son éloquence devant laquelle le langage ne peut que se démettre. Ce silence est un dire, un dire silencieux, un exprimé masqué, un langage voilé, dé-voilé, puissant, énigmatique, métaphorique parce qu’incantatoire. Ce dire silencieux devient comme une À ction régulatrice et comme un effet à la fois sur- déterminé, indéterminé même, de métaphores, comme moyen d’une foi, de croyance et de valeurs ; il est support de sens. La symbolique incantatoire ou l’incantation elle-même a pour objectif de libérer la vie, de saisir le monde comme formule et de l’expérimenter. Mais toute expérimentation n’est-elle pas hasardeuse ? L’incantation n’est- elle pas une façade dont la fonction est de cacher une mise en scène dans une logique de la À ction, dans l’illogique ? Le sage africain, le féticheur, le ‘’Bougoury mory’’3, en formulant une incantation, en déchiffrant un symbole , ne donne- t- il pas à méditer ? Ses formules ne sont elles pas une sorte de surgie de la liberté en acte du sujet instaurateur ? 1- Todorov (T.), Théorie du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 282. 2- Rey (J. M.), L’enjeu des signes, Paris, Seuil, 1971, p. 260. 3- Ce terme signiÀ e le maître du sable, celui qui détient le savoir, la connaissance chez les Bambara. A la vérité, il nous semble qu’il reprend à son propre compte l’idée que le passage du dire au faire (de la parole à l’action), est de l’ordre de l’actualisation, de la perspective d’un devenir humain, de ce qui est en puissance. Car si la formule incantatoire est cachée au commencement, si elle est un dire silencieux, n’est- ce pas pour devenir acte à la À n ? N’est -elle pas déjà acte au début, tension vers, in -tention, tentation, intentionnalité ? Le problème est de savoir si l’effort du ‘’Bougoury mory ‘’ africain pour soumettre les choses à sa volonté en se haussant au rang d’un ingénieur en ontologie, un technocrate, ‘’faiseur de bonheur’’, lui conÀ e la délivrance prometteuse à laquelle il espère. Ou si au contraire, une telle entreprise en s’achevant sûrement dans des vertiges de puissance ne trouve pas dans ceux- ci une voie signiÀ cative ou David vainqueur n’ose se reconnaître en Goliath vaincu. Toute incantation n’est-elle pas incapacité, à la fois culpabilité et innocence, aveu d’impuissance et désir de puissance ? Car l’incantation est bien ce en quoi, l’homme traditionnel africain se perd en se retrouvant, se voile en se dé-voilant, se couvre en se dé-couvrant. Dès lors, il est important de savoir s’il s’y perd comme sur un faux sentier ou s’il s’y retrouve sur une belle route ; s’il s’y perd parce que son sentier conduit à plusieurs bifurcations et s’y arrête devant un seuil ou si cette perte est ce à quoi il faut porter remède pour que l’Afrique qui se cherche, se re-trouve ou si cette perte est l’indice d’un signe novateur où la parole commence pour que l’action se fasse ou l’action commence parce que la parole a été dite. I- INCANTATION ET LOGOS : APPROCHE INTERPRETATIVE Dans l’introduction à son projet d’une philosophie de la volonté, RICOEUR faisait savoir que la vocation de la philosophie était d’éclairer l’existence même. Selon lui, la philosophie a pour but de dire le sens non dit, c’est -à -dire éclairer l’existence et la vie. Ainsi la pensée de l’incantation ne peut comme toute pensée, éviter la question du langage. Elle est essentiellement herméneutique- interprétation, dessein et volonté d’un projet à bâtir, à construire durant toute la durée d’une vie d’homme. En ce qui concerne l’Afrique, la formule incantatoire est un don de la tradition, un legs des ancêtres. C’est pourquoi l’avantage de la tradition qui nous est propre constitue pour nous une gêne méthodologique car nous nous sentons en elle et notre regard n’est pas neutre. Mais nous ne pouvons l’éviter, nous ne pouvons nous empêcher de rencontrer cette tradition et souvent même de nous séparer ontologiquement d’elle. Aujourd’hui, en Afrique, les discours incantatoires, qu’ils émanent des ancêtres ou des grands féticheurs, semblent se faire prendre dans leurs propres À lets parce que n’allant pas au-delà d’eux-mêmes, ils semblent s’éteindre eux-mêmes avec l’avènement de la civilisation euro 78 4- Edie (J. M), ‘’La pertinence actuelle de la conception husserlienne de l’idéalité du langage’’, in Sens et existence en hommage à Paul Ricoeur, Paris, Seuil, 1975, pp. 107-108. 5- Dumas (A.), ‘’Savoir objectif, croyance projective, foi interpellée’’ in Sens et existence, Paris, Seuil, 1975, p. 161. - chrétienne et musulmane. Mais si les formules incantatoires sont venues à nous aujourd’hui, c’est parce que l’Afrique n’a pas perdu toute son âme ; c’est parce que l’histoire des Anciens est venue jusqu’à nous pour nous éduquer, pour nous apprendre, pour nous ouvrir le chemin, pour nous empêcher d’assister au crépuscule de notre histoire et de faire notre propre deuil. En effet, ce qui reste de l’Afrique quand on y croit plus, ce sont ses symboles, ses formules incantatoires, communément appelés récits, des formules singulières ordonnées, préétablies, pensées et agissantes. Des formules incantatoires qui ne sont certes pas une philosophie, mais un logos car l’incantation dans les sociétés africaines est d’abord un instrument au service des besoins les plus frustres et les plus intéressés. Elles instaurent l’espérance du sujet formulant et sa puissance en faisant de lui, selon le mot de Descartes, «comme maître et possesseur de la nature.» Les signes incantatoires, il est vrai, peuvent être à la fois des mots d’ordre et des occasions de délires et de perdition, mais ils sont aussi initiatiques, « faiseurs de bonheur «, car l’incantation, parce qu’elle vise un objectif bien précis, un dessein , est créatrice. Pour celui qui récite l’incantation, la règle veut qu’il se perde pour se gagner, qu’il croie en ce qu’il fait, s’il veut atteindre son objectif. Sa liberté inspiratrice devra lui permettre d’agir et de poser des actes. Etudier la formule incantatoire, essayer de la comprendre, c’est comme le dit James Edie, « étudier le logos dans toutes ses acceptions principales qui, d’ailleurs se tiennent : comme acte signiÀ ant, et comme le sens qui résulte de cet acte ; comme l’opération du raisonnement et comme la norme rationnelle qu’elle implique comme l’acte d’afÀ rmer, de juger et comme la faculté qui s’y exprime, la raison «4. Ainsi l’incantation est toujours soumise aux soupçons, uploads/Philosophie/la-formule-incantatoire-en-afrique-appro 1 .pdf
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- Publié le Mar 01, 2021
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