LA RATIONALITÉ ORDINAIRE : COLONNE VERTÉBRALE DES SCIENCES SOCIALES Raymond Bou
LA RATIONALITÉ ORDINAIRE : COLONNE VERTÉBRALE DES SCIENCES SOCIALES Raymond Boudon Presses Universitaires de France | « L'Année sociologique » 2010/1 Vol. 60 | pages 19 à 40 ISSN 0066-2399 ISBN 9782130579991 DOI 10.3917/anso.101.0019 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2010-1-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Elle postule que les individus choisissent rationnellement les moyens qu’ils utilisent pour attein- dre leurs objectifs ; leurs croyances et leurs objectifs leur étant imposés par des forces conjecturales. Devons-nous considérer les croyances normatives et positives des acteurs comme vouées à être laissées sans explication ou à être expliquées par des forces conjec- turales ? On évite ces diffi cultés en substituant la Théorie de la rationalité ordinaire (TRO) à la conception instrumentaliste de la rationalité. On propose ici une défi nition formelle de la TRO, on montre qu’elle peut être effi cacement appliquée aux croyances représen- tationnelles et axiologiques, on présente un échantillon de ses applications, on esquisse un catalogue de ses avantages logiques par rapport à la Théorie du choix rationnel (TCR) et à la Théorie de la rationalité limitée (TRL), en fait des cas particuliers de la TRO. MOTS-CLÉS. — Croyances, Normes, Rationalité, Rationalité axiologique, Rationalité instrumentale, Valeurs, Variables dispositionnelles. ABSTRACT. — The current instrumental conception of rationality even in the revised versions proposed by important theorists as H. Simon or G. Becker leads to the view that people choose rationally the means they use to reach their goals, while their goals, values or beliefs would be imposed to them by social, cultural, biological or psychological forces they have little control of and even are unaware of. Should we consider the objectives, preferences, values, normative and positive beliefs of actors as facts to be observed and left unexplained or explained by conjec- tural forces? A way to get rid of the diffi culties aroused by the various instrumental versions of the theory of rationality is to substitute for it the Theory of Ordinary Rationality (TOR). The paper proposes a formal defi nition of this notion, shows that it can be applied to representations and values, presents a sample of applications and sketches a survey of its logical advantages over the theories of rationality currently in use, as notably the so-called Rational Choice Theory (RCT). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) 20 Raymond Boudon KEY WORDS. — Axiological rationality; Beliefs; Dispositional Variables; Instrumental rationality; Norms; Rationality; Values Introduction Sous l’infl uence sans doute de la science économique, les scien- ces sociales d’aujourd’hui retournent à l’inspiration de Bentham : elles tentent de faire reposer le comportement humain sur la ratio- nalité instrumentale, comme on le voit avec la vogue de la Théorie du choix rationnel (TCR)1. La théorie instrumentale de la rationalité est supposée faire un pas décisif avec Herbert Simon, lequel remarque que l’information est coûteuse et crée la notion de rationalité limitée. La Théorie de la rationalité limitée (TRL) permet certes de rendre compte de façon plus réaliste que la TCR des actions sociales particulières que sont les décisions relatives au choix des moyens permettant d’atteindre un objectif. Mais elle souffre du même défaut dirimant : elle ne permet pas davantage de pénétrer l’univers des préférences, des objectifs, des représentations, des valeurs ou des opinions de l’acteur social. H. Simon n’a en effet aucun doute sur le point que la rationalité soit de caractère exclusivement instrumental : « Reason is fully instrumental. It cannot tell us where to go; at best it can tell us how to get there. It is a gun for hire that can be employed in the service of any goals we have, good or bad. » (Simon, 1983, 7-8). Gary Becker (1996) a, lui, le mérite d’avoir compris qu’il était opportun de s’écarter de cette conception de la raison dans la mesure où il a fait une timide approche pour pénétrer l’univers des préfé- rences en exploitant l’idée que certaines pratiques ont pour effet de renforcer la préférence du sujet pour la pratique en question. Plus je me perfectionne au piano, plus j’y porte d’intérêt. Mais Becker n’a fait qu’égratigner l’univers des faits de comportement devant lesquels la rationalité instrumentale est démunie. En fait, H. Simon et G. Becker se plient à une longue tradition qui s’est solidement implantée dans les sciences humaines — anglo- phones surtout — depuis David Hume, en philosophie non moins qu’en économie. Pour Hume, la raison est la servante des passions. 1. Cet article se veut une présentation synthétique d’idées que j’ai présentées de manière dispersée dans des textes antérieurs. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) 21 La rationalité ordinaire Cela signifi e en langage moderne que les fi ns s’expliquent par des causes irrationnelles, la raison ne pouvant expliquer que les moyens2. Bertrand Russell a présenté de façon lapidaire cette conception de la raison : « Reason has a perfectly clear and precise meaning. It signifi es the choice of the right means to an end that you wish to achieve. It has nothing whatever to do with the choice of ends. » Russell (1954, viii) En dépit du ton impérieux de D. Hume, de B. Russell ou de H. Simon, cette conception de la raison est loin d’être dépourvue d’ambiguïté. Il est vrai que toute action est téléologique: qu’elle vise une fi n et qu’elle est amenée à choisir les moyens appropriés pour atteindre cette fi n. Mais ce choix des moyens repose le plus souvent sur des croyances, ces croyances s’appuyant elles-mêmes sur des théories et ces théories sur des présupposés. Or, l’affi rmation de Russell n’est acceptable que si l’on peut donner un sens précis aux moyens justes (right means) qu’il évoque. Ce qui implique que les croyances fondant le choix par le sujet des moyens qu’il privilégie soient justes : qu’elles soient vraies, si elles portent sur une représen- tation du réel ; qu’elles soient bonnes, légitimes, justes (en un sens plus étroit du mot), si elles portent sur le devoir-être. C’est seulement dans des cas particuliers que la détermination des moyens justes ne pose pas de problème. Franchissant un pas supplémentaire, on peut se demander si les fi ns que le sujet se donne ne peuvent pas, elles aussi, être expliquées parce qu’elles sont fondées sur des croyances reposant sur des théories reposant elles-mêmes sur des présupposés. Les insuffi sances de la conception instrumentaliste de la rationa- lité ont une conséquence redoutable : elles encouragent une vision éclectique de l’action sociale. Puisque, selon cette conception, les objectifs, les croyances et les valeurs de l’être humain échappent à la rationalité, ou bien il faut les tenir pour des données de fait, ou bien il faut admettre que les objectifs, les croyances et les valeurs de l’être humain sont l’effet de forces irrationnelles, de nature psycho- logique, biologique, sociale ou culturelle. Les économistes optent 2. Pour Hume, les causes irrationnelles auxquelles on est en droit d’imputer un comportement doivent être observables. L’ambition, la haine, l’amour et l’ensemble des passions sont des causes irrationnelles dont l’existence est indirectement observable à par- tir de traits distinctifs du comportement. Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’expliquer le comportement humain par les causes occultes qu’évoquent spontanément bien des sociologues et des anthropologues lorsqu’ils imputent tel comportement à des effets méca- niques de la socialisation, les psychologues lorsqu’ils font appel à des effets conjecturaux de l’inconscient, les sociobiologistes lorsqu’ils font appel à des effets tout aussi conjecturaux de l’évolution. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) 22 Raymond Boudon fréquemment pour la première solution : celle de l’agnosticisme. 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- Publié le Jui 22, 2022
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