Groupe d'études "La philosophie au sens large" animé par Pierre Macherey (26/11

Groupe d'études "La philosophie au sens large" animé par Pierre Macherey (26/11/2008) SPINOZA 1968 (Gueroult ou/et Deleuze) Entre autres bouleversements, l’année 1968 a représenté un tournant crucial pour le développement des études spinozistes en France, auxquelles elle a donné une décisive impulsion : ce tournant a été marqué par la publication quasi simultanée de deux ouvrages, Spinoza, t. I, Dieu, aux éditions Aubier-Montaigne (coll. Analyse et raisons dirigée par M. Gueroult), premier tome de la somme monumentale que Gueroult se préparait à consacrer à Spinoza et restée inachevée suite à la publication en 1974 d’un second volume consacré à L’âme dont la rédaction était achevée en 1968 mais dont la mise en circulation avait été différée, et Spinoza et le problème de l’expression, publié par Deleuze aux éditions de Minuit (coll. Arguments dirigée par K. Axelos). Ces deux ouvrages faisaient passer au premier plan de l’attention du public intéressé par les questions philosophiques un auteur, Spinoza, qui, depuis les commentaires fondateurs de Léon Brunschvicg, Victor Delbos et d’Albert Rivaud, publiés dans la période qui a précédé 1920, n’avait donné lieu à aucune exposition vraiment significative en France, à l’exception des Etudes spinozistes d’André Darbon, parues aux PUF en 1946 et du petit livre d’Alain, signé du nom d’Emile Chartier, Spinoza, paru aux éditions Mellotée en 1949. Au début des années soixante, les études spinozistes, en France, auraient même été carrément en panne, si n’avaient été publiés à ce moment deux importants ouvrages de Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza (PUF, 1963) et Spinoza et l’interprétation de l’écriture (PUF, 1965), qui n’ont cependant, sur le moment, intéressé que quelques rares spécialistes. Les étudiants qui avaient à se confronter à cet auteur entre tous difficiles, dont la pensée est, pour reprendre ses propres termes, « aussi difficile que rare », pouvaient alors utiliser deux cours ronéotypés de Ferdinand Alquié, Nature et vérité dans la philosophie de Spinoza, et Servitude et liberté selon Spinoza, tous deux diffusés par le C.D.U. (s. d.) dans la série des « Cours de la Sorbonne » : ceux-ci donnaient de la doctrine une présentation remarquable par sa clarté, Alquié a été un très grand pédagogue, de loin préférable au fastidieux Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza de P. Lachièze-Rey, qui, depuis sa parution en 1932 tenait encore lieu de vulgate spinoziste dans les milieux universitaires. Est à noter dans cette énumération, qui n’a pas la prétention d’être exhaustive, l’absence presque complète de tout ce qui concerne la dimension proprement politique de la pensée spinoziste, qui demeurait pratiquement à l’état de terra incognita, à l’exception toutefois des travaux demeurés confidentiels de Madeleine Francès et de Marianne Schaub. Dans un genre plus latéral et moins fréquenté, celui concernant les problématiques de réception, il faut encore signaler, pour ne négliger rien d’important, le livre de P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la révolution, paru aux PUF en 1954, qui élucidait certaines des conditions dans lesquelles la pensée de Spinoza avait été, dès la fin du XVIIe siècle, massivement rejetée ou refoulée en France, où, à la différence de ce qui s’est passé en Allemagne, elle n’a connu aucune postérité notable, à l’exception peut-être de Taine auteur de De l’intelligence, et où l’adoption d’une position antispinoziste en philosophie paraissait aller de soi. Et c’est pratiquement tout, à un moment où Descartes, le philosophe national du cogito, représentant exemplaire de la légendaire clarté française, occupait encore le terrain de manière dominante, voire même écrasante, reléguant dans son ombre ceux qui étaient catalogués comme des « cartésiens », étiquette appliquée indistinctement à des auteurs aussi différents, voire même disparates, dans leur esprit et dans leur manière d’écrire que Spinoza, Malebranche ou Leibniz. Dans ce contexte, les deux livres de Gueroult et de Deleuze ont fait l’effet d’un tremblement de terre, en conformité avec leur stratégie argumentative qui, sous une forme particulièrement tranchante, - ces deux auteurs avaient en commun de ne pratiquer ni la diplomatie ni la nuance -, se proposait de remettre en cause un certain nombre de certitudes acquises, et par là de révéler sous un tout nouveau jour un penseur réfractaire aux orthodoxies, ce qui explique pour une part que l’institution philosophique l’ait, après Cousin et Saisset, relégué dans ses marges. En 1968, grâce aux efforts concomitants de Gueroult et Deleuze, la philosophie de Spinoza faisait un retour fracassant : elle cessait d’être considérée comme une curiosité ou une anomalie, à laquelle ne pouvait être consacré, à distance, qu’un intérêt antiquaire, et elle pouvait même être prise comme une clé d’intelligibilité décisive pour les problèmes du présent, abordés dans la proximité et dans l’urgence. Ceci a eu lieu en plein dans la période marquée par l’entreprise des structuralismes, avec l’anti-humanisme théorique qui la cimentait, sur fond de rejet des philosophies de la conscience et du sujet ; et on n’aura garde d’oublier, naturellement, que cette période fut aussi celle où s’amorça l’élan d’une révolte idéologique, partie d’Allemagne et de France, qui fit croire un temps que l’ère de la “société bourgeoise” allait être définitivement révolue. Il y a là sans doute autre chose que le hasard d’une rencontre circonstancielle : la marque d’une nécessité, on dirait presque d’une logique, qui, sub specie aeternitatis, a conféré à cette époque son essentielle cohérence, dont la figure continue à s’imposer alors même qu’elle paraît avoir été défaite, au moment où triomphent, actuellement, au nom d’une tout autre logique, les valeurs réactives, essentiellement juridiques, de l’anti-anti-humanisme. Que ce soit dans ces conditions très particulières que la philosophie de Spinoza ait retrouvé en France une actualité, il y aurait là, sans doute, matière à alimenter une réflexion sur le devenir propre des philosophies qui constitue leur « histoire » véritable, c’est-à-dire sur ce mouvement qui, au-delà des formes apparemment arrêtées de leur composition littérale, auxquelles s’arrête l’histoire de la philosophie telle qu’on la pratique ordinairement, détermine les conditions historiques de leur reproduction, en les propulsant vers d’autres temps que celui de leur production initiale, auquel semblait les vouer univoquement la signature de leur auteur. Bref, Spinoza, sorti de la poussière des archives où on avait cherché à l’ensevelir, passait soudainement, au présent, pour le représentant exemplaire de ce que peut être une révolution de pensée, remise en question radicale des modes de spéculation en usage : à un moment où ce qui faisait rupture impressionnait particulièrement, et ceci dans tous les domaines, le retour au premier plan de cette grande figure philosophique injustement négligée, à laquelle était restituée son exceptionnelle importance, suivant l’exemple donné près de deux siècles plus tôt en Allemagne par la Spinozarenaissance, semblait aller dans le sens du grand bouleversement général alors en cours, ce qui, en offrant une caisse de résonance inattendue à l’étude de questions académiques qui paraissaient ne pouvoir intéresser que des spécialistes avertis, était une manière de réintégrer la philosophie à la dynamique de la vie sociale. Cet effet de sidération, les deux ouvrages de Gueroult et de Deleuze l’ont produit ensemble, de façon convergente, en dépit de ce qui les opposait sur le fond : on peut même avancer que la simultanéité de leurs approches manifestement divergentes et dissonantes a encore renforcé l’impression que chacune aurait pu susciter avec ses forces propres, impression amplifiée par leur rencontre, qui les a amenées à réagir l’une sur l’autre comme si elles se faisaient écho malgré leurs différences. Bien sûr, cette coïncidence n’était pas préméditée, elle n’avait pas été ourdie par un conspirateur habile et inspiré qui en eût anticipé et calculé les conséquences : mais cela ne faisait que charger d’un supplément de signification le fait qu’elle ait eu lieu, en donnant à penser qu’elle avait été appelée par une conjoncture théorique et pratique à laquelle elle convenait si parfaitement, à laquelle elle était si miraculeusement adaptée, qu’elle paraissait en constituer l’expression exacte ou « adéquate » serait-on tenté de dire en langage spinoziste. Pour mesurer la portée de l’évènement, avec ses dimensions complexes et même antagoniques, il faut donc que nous examinions, premièrement en quoi ces deux lectures de Spinoza différaient irrécusablement, et deuxièmement en quoi, en dépit de ces différences, elles en sont néanmoins venues à paraître s’apparenter, comme si elles se rejoignaient aux extrêmes, sur le modèle des deux infinis chez Pascal. Commençons par préciser ce qui faisait l’originalité du projet poursuivi par Deleuze dans son livre sur Spinoza et le problème de l’expression, dont il ne faut pas oublier qu’il reprenait le contenu d’une étude menée au départ dans un but académique, puisqu’il s’agissait d’une thèse secondaire de doctorat, qui avait été soutenue sous le titre « L’idée d’expression dans la philosophie de Spinoza », parallèlement à la thèse principale, parue, également en 1968, aux Presses Universitaires de France, Différence et répétition, qui relevait du genre, non de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie générale, et a lancé la réputation de Deleuze en tant que philosophe à part entière : et le fait que Deleuze ait accompagné l’ouvrage dans lequel il développait à titre personnel une uploads/Philosophie/ spinoza-gueroult-ou-deleuze.pdf

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