Amérique latine La fin d’un âge d’or ? Progressismes, post-néolibéralisme et ém

Amérique latine La fin d’un âge d’or ? Progressismes, post-néolibéralisme et émancipation radicale Entretien de Franck Gaudichaud avec Miriam Lang et Edgardo Lander* Après leur participation au colloque international « Gouvernements progressistes et post-néolibéralisme en Amérique latine : la fin d’un âge d’or ? » (1), il nous a paru intéressant de revenir sur la situation latino-américaine et internationale avec les sociologues Edgardo Lander (Venezuela) et Miriam Lang (Équateur). Tous deux ont un regard critique aigu et souvent très à contre-courant sur le panorama actuel, ils ont participé activement durant ces dernières années aux débats sur le premier bilan des gouvernements progressistes de la période 1998-2015 : Miriam Lang, pour la Fondation Rosa- Luxemburg à Quito (2) et Edgardo Lander, pour le Transnational Institute (3). Ils ont écrit sur des thématiques comme la problématique du développement et de l’État, le néocolonialisme et l’extractivisme, les gauches et les mouvements populaires. Ils ont également abordé la difficulté de penser les chemins de l’émancipation à des moments où l’humanité traverse une profonde crise de civilisation et écosystémique, des défis qui signifient – entre autres – réinventer la gauche et l’écosocialisme au XXIe siècle. Franck Gaudichaud : Dans la dernière période, ont eu lieu de nombreux débats sur la fin du cycle des gouvernements progressistes et nationaux populaires en Amérique latine, sur leur possible reflux et perte d’hégémonie politique. Que pensez-vous de ce débat ? Pouvons-nous envisager que ce débat sur la fin d’un cycle est dépassé ? Et que dire de la conjoncture actuelle face à l’expérience dite « progressiste » des années 1998-2015 ? Edgardo Lander : Effectivement, il s’agit d’un débat très intense, surtout en Amérique latine, parce qu’il y avait de nombreux espoirs de possibilités de transformation profonde de ces sociétés à partir de la victoire de Hugo Chávez au Venezuela en 1998. Ce fut le point de départ d’un processus de changement qui mena à ce que la majorité des gouvernements latino- américains soient identifiés à une orientation dénommée progressiste, ou de gauche, dans diverses versions. Ces attentes de transformations, qui conduiraient à des sociétés post- capitalistes, posèrent de graves défis à affronter, tant du fait de l’expérience négative des socialismes du siècle passé que des nouvelles réalités comme le changement climatique et les limites de la planète Terre. Penser la transformation aujourd’hui signifie nécessairement quelque chose de très différent de ce que cela signifiait au siècle passé. Alors que le discours sur le socialisme avait pratiquement disparu du langage politique dans une bonne partie du monde, il est réapparu dans ce nouveau moment historique en Amérique du Sud. En particulier à partir des luttes des peuples indigènes, qui dans plusieurs de ces processus paraissent incorporer d’une manière centrale un profond questionnement de ce qu’avait été le socialisme du XXe siècle. Dans une partie des imaginaires de la transformation, des thèmes comme la pluriculturalité, d’autres formes de rapports avec les autres réseaux de la vie, l’idée de droits de la nature et le « buen vivir », le « bien vivre », deviennent essentiels. Ils pointent une possibilité de transformation capable de rendre compte des limites des processus antérieurs et d’ouvrir de nouveaux horizons pour aborder les nouvelles conditions de l’humanité et de la planète. Franck Gaudichaud : Tu parles donc là de la période initiale, du point de départ, au début des années 2000, lorsque se sont combinées les fortes résistances de celles et ceux d’en bas et la création de dynamiques sociopolitiques plus ou moins rupturistes et post-néolibérales, selon les cas, qui ont réussi à émerger y compris sur le plan électoral national et gouvernemental. Edgardo Lander : Oui, cette période a fait naître de grandes espérances sur le début de transformations radicales de la société. Dans les cas de l’Équateur et de la Bolivie, les nouveaux gouvernements furent la conséquence de processus d’accumulation de force des mouvements et des organisations sociales en lutte contre des gouvernements néolibéraux. Les expériences du soulèvement indigène dans le cas équatorien et de la guerre de l’eau en Bolivie furent des expressions de sociétés en mouvement où des secteurs sociaux – qui n’étaient pas les plus typiques de l’action politique de la gauche – jouèrent des rôles fondamentaux. Il s’agit d’une émergence populaire : des secteurs sociaux auparavant « invisibles » – indigènes, paysans, couches populaires urbaines – viennent occuper une place centrale sur la scène politique. Cela a généré des attentes extraordinaires. Néanmoins, avec le temps, de grands obstacles sont apparus. Au-delà de beaux discours, des secteurs importants de la gauche qui jouèrent des rôles dirigeants dans ces processus n’avaient pas soumis l’expérience du socialisme du XXe siècle à une réflexion suffisamment critique. Beaucoup des vieilles formes de compréhension de la direction, du parti, de « l’avant-garde », des rapports de l’État avec la société, du développement économique, des rapports de l’être humain avec les autres éléments de la nature, étaient présentes dans ces projets de transformation. Sans parler du poids des visions du monde eurocentées, monoculturelles et patriarcales. Les formes coloniales historiques d’insertion dans la division internationale du travail et de la nature se sont approfondies. Il est évident que tout projet prétendant dépasser le capitalisme dans le monde actuel doit nécessairement se confronter aux défis sévères posés par la profonde crise de civilisation que vit aujourd’hui l’humanité : en particulier, la logique hégémonique de la croissance sans fin de la modernité qui a conduit à dépasser la capacité « de charge » de la planète et qui est en train de détruire les conditions rendant possible la reproduction de la vie. L’expérience des gouvernements dits progressistes a lieu à un moment où la globalisation néolibérale s’accélère et où la Chine se transforme en usine du monde et en principale économie planétaire. Cela produit un saut qualitatif dans la demande et le prix des matières premières : biens énergétiques, minéraux et produits de l’agro-industrie comme le soja. Dans ces conditions, tous ces gouvernements progressistes ou nationaux-populaires optent pour financer les transformations sociales préconisées par la voie d’un approfondissement de l’extractivisme destructeur. Cela n’a pas seulement des implications évidentes dans la non- remise en question de la structure productive de ces pays, mais aussi dans l’approfondissement de ses formes néocoloniales d’insertion dans la division internationale du travail et de la nature. Ceci accentue également le rôle de l’État comme principal récepteur des recettes produites par l’exportation des ressources. Ainsi, par-delà le contenu des textes constitutionnels sur la plurinationalité et l’interculturalité, prévaut une conception de la transformation centrée prioritairement sur l’État et sur l’identification de l’État avec le bien commun. Cela conduit inévitablement à des conflits autour des territoires, des droits indigènes et paysans, à des luttes pour la défense et l’accès à l’eau et à des résistances contre l’intense exploitation minière. Ces luttes populaires et territoriales ont été vues par ces gouvernements comme des menaces contre le projet national présenté, pensé et dirigé par l’État comme représentant l’intérêt national. Pour faire avancer ces projets néo-développementistes, malgré ces résistances, les gouvernements ont recouru à la répression et ont assumé des tendances autoritaires croissantes. En définissant centralement les priorités et en voyant comme une menace tout ce qui pourrait les affronter, s’est installée une logique de raison d’État qui requiert d’étouffer les résistances. Dans les cas de la Bolivie et de l’Équateur, cela a conduit à une certaine démobilisation des organisations sociales, ainsi qu’à des divisions (suscitées par les gouvernements) des mouvements sociaux, générant des fragmentations de leur tissu social, affaiblissant l’énergie de transformation démocratique qui les caractérisait. Franck Gaudichaud : Face à cette analyse, et particulièrement quant à la raison d’État, les militant.es et les intellectuel.es participant à ces processus dans les gouvernements et dans les rangs des partis progressistes officiels affirment que, finalement, l’unique manière de construire un authentique chemin post-néolibéral en Amérique latine consisterait à « récupérer » l’État, premièrement grâce aux mobilisations sociales qui ont délogé les vieilles élites partidaires et, ensuite, obtenir de nettes victoires électorales anti-oligarchiques, pour commencer à partir de l’État (mais avec des liens avec ceux d’en bas) à distribuer les rentes et reconstituer la possibilité d’une alternative au néolibéralisme « réel ». Miriam Lang : Avant de commencer à traiter ce point, je voudrais revenir un peu sur ce que disait Edgardo. Car le terme « fin de cycle » pourrait suggérer que l’on voit toute la région à partir des expériences argentine et brésilienne, où la droite est effectivement revenue au pouvoir. Néanmoins, la lecture la plus adéquate consisterait à regarder comment au cours de ces gouvernements progressistes le projet de transformation sociale a changé et pourquoi maintenant, de toute manière, nous nous trouvons dans une autre conjoncture qu’il y a 10 ou 15 ans, y compris dans les pays où des progressismes se trouvent toujours au gouvernement, comme la Bolivie ou l’Équateur. Je me réfère à ce que certains appellent « la transformation des transformateurs » et aussi à la diversité des tendances politiques au sein de ces gouvernements, où réellement les gauches transformatrices ne sont plus nécessairement hégémoniques. Car ces uploads/Politique/ 648-am-lat-gaudichaud-inprecor.pdf

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