L’Europe et la Nation X - P a s s i o n : A quelques mois des élections europée

L’Europe et la Nation X - P a s s i o n : A quelques mois des élections européennes, on entend des slogans demandant une « France fédérale dans une Europe fédérale » et des spécialistes des relations internationales annoncent la mort de l’Etat-Nation tels que l’Oc- cident l’a actualisé. Qu’en est-il selon vous de l’idée républicaine, et pour reprendre un autre slogan, peut-on « faire l’Europe sans défaire la France » ? Alain Finkielkraut : On peut d’abord se deman- der si on peut faire l’Europe sans défaire l’Europe. Ce qu’oublient parfois un certain nombre d’Euro- péens convaincus, c’est le « déjà-là » de l’Europe. Il est clair que la construction politique dans laquelle nous nous sommes lancés n’a pas vraiment de pré- cédent, puisqu’il ne s’agira ni d’une grande nation ni D O S S I E R La République en questions Un héritage menacé Entretien avec Alain Finkielkraut Propos recueillis par Thomas Wanecq D ans son dernier essai, L’Ingratitude, le philosophe Alain Finkielkraut se fait l’avocat de ces petites nations euro- péennes qui trouvent leur grandeur dans la menace pesant sur leur existence-même. Il médite aussi sur la perte du sens de l’héritage et de la transmission du savoir dans l’Ecole d’après mai 68, et s’inquiète de l’avenir d’une Europe où le droit et l’économie ont supplanté Goethe et Cervantès. Observateur attentif et critique de la Répu- blique, Alain Finkielkraut nous parle de l’avenir de l’Etat-Nation, « à l’âge ingrat de la démocra- tie radicale ». d’un empire, mais d’un autre côté, l’Europe est anté- rieure à son projet, elle a un mode d’existence, elle est justement un héritage dont nous sommes comp- tables : la nation est une invention européenne. La question qui se pose est : que faire de ce désordre, que faire de cette pluralité ? Je ne crois pas qu’il faille tout de suite, comme vous semblez le faire, opposer la nation et l’Europe, mais tenir compte du fait que dans l’Europe que nous connaissions, la nation avait sa place, sans pour autant que l’on fût moins européen. C’est ce que Kundera appelle « le maximum de diversité dans un minimum d’espa- ce ». Or voici que ce continent veut se donner une certaine unité politique ; on peut se demander à quel prix. Jusqu’à quel point la construction européenne doit-elle faire fi de l’héritage européen ? L’Europe est une espérance qui se conçoit en terme d’avenir, mais c’est aussi un bien qui est à notre charge. Elle en appelle simultanément, cette Europe, au principe espérance, et au principe responsabilité. S’il est un reproche qu’on peut trop souvent faire aux Euro- péens convaincus, c’est celui de se placer unique- ment en novateurs et trop rarement en héritiers. X-Passion : Mais peut-il y avoir une citoyenne- té européenne ? Quel serait son sens dans une Europe toujours plus vaste dont les possibilités d’élargissement semblent aujourd’hui sans limites ? Alain Finkielkraut : C’est la grande difficulté du projet européen. Comme le fait très justement remarquer Pierre Manent nous sommes engagés dans un processus à la fois de dépolitisation et de repolitisation. Nous assistons ainsi à la constitution d’une société civile qui repose sur le commerce et sur le droit. L’espace constitutif des activités humaines est essentiellement le marché, l’économie, au sens large, et cet espace doit être régulé par le droit. Nous vivons donc le passage d’une Europe substantielle à une Europe procédurale. Si l’on rai- sonne en ces termes, cette Europe n’a pas de limites territoriales prédeterminées : elle doit au contraire s’étendre aux dimensions du monde entier. Bien qu’elle nous permette de résister à la mondialisation, elle fait elle-même partie de ce processus. Nous n’avons ainsi aucune raison de refuser l’entrée dans l’Europe aux pays qui en font la demande. D’un autre côté, l’Europe a également une vocation poli- tique. Puisque la nation souveraine n’a pas la taille critique pour jouer un rôle sur la scène mondiale, l’union européenne doit nous permettre de faire face aux grands blocs asiatique ou américain. L’Europe doit former une nouvelle grande nation, mais elle pose la question du territoire : quelles sont les limites de cette nation ? Nous vivons donc un moment très ambigu, où ces deux idées incompa- tibles de l’Europe se télescopent. Notre conception du rôle de l’Europe doit encore être éclairci. X - P a s s i o n : Renan définissait une nation comme une collectivité unie par le désir de vivre ensemble et fondée sur un leg spirituel et histo- rique. Pensez-vous que l’Europe sera capable de d e v e n i r une nation au sens où Renan l’entendait ? Alain Finkielkraut : Je crois que la guerre en ex-Yougoslavie a représenté une occasion historique de fonder un patriotisme européen. Ce qui s’est passé est d’une très grande importance. Dans les années 80, ce sont les intellectuels de l’Est qui ont donné consistance à l’idée européenne, en nous rap- pelant la signification profonde et substantielle de l’Europe. C’est notamment ce qu’a fait Kundera dans son article Un occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale. Dans les années 90, le drapeau européen a été porté davantage par les intellectuels de l’Europe occidentale ; ceux-ci mettaient en avant que le sort européen se scellait à Sarajevo. Malheureusement, l’Europe a raté son entrée dans l’Histoire : souve- nons-nous que le traîté de Maastricht a été signé en décembre 1991, qui est la date de la prise de Vuko- var. Au moment même où est décidée une politique étrangère et une politique de défense commune, une ville européenne est écrasée et saccagée. L’Europe ne bouge pas, et cela lui vaut d’ailleurs une manifes- tation des victimes, qui brandissent à Maastricht des banderolles « Ave Europa, morituri te salutant ». Il y avait là l’occasion de fonder une unité politique européenne sur un principe spirituel fort, mais cela n’a pas eu lieu. Il se confirme donc que nous nous dirigeons vers DOSSIER la République une Europe plus procédurale que substantielle, plus proche de l’Euroland que des idées de Renan. X-Passion : Les signataires du traité de Maas- tricht auraient beau jeu de dire qu’ils ont juste- ment signé en réaction à Vukovar, pour que « ça » ne se reproduise pas ... Alain Finkielkraut : Non, ils ne l’ont pas signé pour ça ; ils étaient absolument d’accord pour ne rien faire à ce moment-là, ils n’ont pas fait grand chose ensuite. Quand il fallait agir, ce sont davanta- ge les Américains qui sont intervenus. Les Euro- péens ont eu plusieurs années pour s’occuper de ce problème, mais ils ont surtout montré leur impuis- sance. Aujourd’hui, il est bien possible que l’Europe postnationale dans laquelle nous entrons marginalise encore un peu plus la politique. Une Europe de moins en moins politique et de plus en plus conçue comme une gigantesque administration ménagère. X-Passion : Ne pensez vous pas que ce phéno- mène est lié à la philosophie qui a inspiré les fon- dateurs de l’Union européenne? Jean Monnet et Robert Schuman eux-mêmes n’ont-ils pas voulu imposer l’Europe de façon non démocratique en passant par le domaine économique? Alain Finkielkraut : Je ne crois pas qu’il faille leur jeter la pierre. Il y avait dans leur pragmatisme même, un idéalisme assez admirable. Nous en sommes les héritiers peut être un peu moroses, mais gardons nous des anachronismes et des illusions rétrospectives: il faut bien savoir dans quelle situa- tion se trouvaient les Européens. L’Europe était en ruine ; il fallait reconstruire autrement qu’en 1918. Il faut penser. au double traumatisme : celui de la guerre, et celui du traité de Versailles, parce que cette guerre est aussi le fruit d’une mauvaise paix. Il faut savoir faire la paix. Et en 1918, les Euro- péens n’ont pas su la faire. La France a participé au démembrement de l’Autriche-Hongrie et en même temps elle a voulu affaiblir l’Allemagne, et elle a instillé un sentiment, une obsession, de revanche. La question qui s’est posée très vite aux hommes d’états européens en 1945 c’était de faire une paix qui ne recrée pas les conditions d’une guerre. La première tentation des Français, c’était de dire : nous n’allons pas recommencer l’erreur de 1918, et nous allons démembrer l’Allemagne ce qui paraît aujour- d’hui incompréhensible mais qui avait du sens ; l’unité allemande est un fait récent. Que font Jean Monnet et Robert Schuman ? Ils contournent le problème, ils se disent : la seule manère de rendre cette reconstruction de l’Alle- magne acceptable, c’est de créer un pôle énergétique commun, de façon que l’industrie allemande soit suffisamment mélée à l’industrie française pour évi- ter tout dérapage ; et c’est ça l’idée de la C.E.C.A.. C’est une idée, quand on y pense, absolument admi- rable, d’une très grande audace et qu’il faut saluer aujourd’hui parce que justement c’était une autre paix que la paix du traité de Versailles. Donc, Ade- nauer et Schumann, puis Adenauer et de Gaulle ont constitué l’Europe autour du couple franco-alle- mand et ce faisant uploads/Politique/ alain-finkielkraut-un-heritage-menace.pdf

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