Formes du discours politique dans la cité des Magnètes platoniciens 115 Jean-Ma
Formes du discours politique dans la cité des Magnètes platoniciens 115 Jean-Marie Bertrand FORMES DU DISCOURS POLITIQUE DANS LA CITÉ DES MAGNÈTES PLATONICIENS * Le dernier ouvrage qu’écrivit Platon est la mise en forme littéraire d’un système politique capable de lui convenir. Le philosophe pen- sait qu’il était possible de se donner pour programme de construire une cité par le discours, tù lÒgJ sustÁnai pÒlin 1, modeler par le même moyen des lois, pl£ttein tù lÒgJ toÝj nÒmouj, en sachant qu’ainsi naîtrait une constitution aussi parfaite que pourrait être sa législation, polite…aj tÁj ¢r…sthj kaˆ nÒmwn tîn toioÚtwn gšne- sij 2. Il propose ainsi un modèle de la cité et de ses membres qu’il présente comme semblable à une sculpture de cire, pl£ttwn kaq£- per ™k khroà tina pÒlin kaˆ pol…taj 3. Alors que, dans la Républi- que, rien n’apparaissait de la morphologie de la Callipolis, il imagine dans les Lois un schéma complexe d’organisation du terroir poliade, explique comment doit être construite la ville et comment il convient que les magistrats réglent les problèmes d’urbanisme, y compris * Le texte qui est ici proposé a été présenté au cours d’une conférence tenue au Département des Études classiques de l’Université de Turin; je remercie le professeur G.F. Gianotti qui m’a fait l’honneur de m’inviter, ses collègues L. Bertelli et S. Cataldi ainsi que A. Maffi de l’Université de Droit de Milan. Qu’il me soit permis de dire quel plaisir et quel enrichissement fut pour moi cette rencontre avec des maîtres éminents et avec leurs étudiants. 1 Lois, 702d. 2 Lois, 712b. 3 Lois, 746a. Dike, 1 (1998), pp. 115-149 Jean-Marie Bertrand 116 ceux que pose l’écoulement des eaux de pluie 4. Il décrit ce que sont les villages dont les maisons se pressent autour d’un froÚrion 5, comment doit être mis en valeur le pays, qui doit être chargé des travaux collectifs d’infrastructure, sécurisation des accès, construc- tion de bassins de rétention des eaux, de gymnases, d’établissements de bains pour les vieillards et les malades 6. Il évoque la vie de ci- toyens œuvrant de l’aube au crépuscule et durant la nuit même 7, des jeunes gens se livrant à la chasse à courre 8, de beaux et dignes personnages pratiquant les danses et les chants qui donnent une image de ce qu’est une vie vertueuse 9. Les Lois sont un dialogue de trois vieillards cheminant sur les routes de Crète, de Cnossos vers la Grotte de Zeus et devisant des modalités de la fondation d’une colonie qui prendrait le nom de Magnésie. C’est une fiction narrative 10 qui se maintient toujours aux frontières de la réalité. L’œuvre est, ainsi, de tous les textes anciens celui qui construit «l’une des images philosophiques les plus cohé- rentes que l’on puisse se faire de la cité grecque» 11. Platon nourrit son propos d’une culture historique et juridique qui rend crédible le projet qu’évoque l’anecdote lui servant de trame. Un Athénien, dont il est évident qu’il exprime le plus souvent les idées que le philosophe devait considérer comme les siennes, est censé proposer au nomothète qui pourrait être chargé de la réalisa- tion du projet de fondation, les principes et les modèles dont il de- vrait s’inspirer pour rédiger sa propre législation 12. Il présente com- 4 Lois, 779c. 5 Lois, 848d-e. 6 Lois, 760e-761d. 7 Lois, 807e-808a. 8 Lois, 824a. 9 Lois, 816c-d. 10 Sur cette notion, voir U. Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris 1996, chapitre 6. 11 Formule d’A. Laks, Prodige et médiation, esquisse d’une lecture des «Lois», dans D’une cité possible. Sur les «Lois» de Platon, sous la direction de J.F. Balaudé, Nanterre 1995, pp. 11-28 (p. 17). 12 Comme toujours, chez Platon, le sytème énonciatif est extrêmement complexe (voir pour une approche de ces jeux de masques, P. Loraux, L’art platonicien d’avoir l’air d’écrire, dans M. Detienne (éd.), Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille 1988, pp. 420-455), on s’aperçoit ainsi que le nomothète virtuel n’est pas totalement absent du dialogue. Il apparaît comme une instance potentielle quand l’Athénien le Formes du discours politique dans la cité des Magnètes platoniciens 117 me des projets de lois, des textes que l’on peut mettre en parallèle avec les lois des cités historiques. Il propose de cette façon des lec- tures du droit grec et des institutions dont la profondeur a été com- prise par L. Gernet 13. Le comparatisme fonde tout naturellement, donc, les analyses devenues classiques de G.R. Morrow 14 ou de M. Piérart 15. Si le dialogue ne doit pas être considéré comme un mani- feste, il révèle peut-être chez son auteur une certaine ambition poli- tique 16. Platon avait perdu le désir de participer aux affaires publi- ques après le mort de son maître et toute illusion sur sa capacité à jouer un rôle actif durant ses aventures siciliennes. Dans la mesure où il avait choisi de défendre la mémoire d’un maître considéré com- me trop marginal pour survivre dans la cité d’Athènes et où il avait continué de lui donner la parole 17, seul le registre du discours uto- somme d’intervenir, e„pþ ¹m‹n ð nomoqšta e‡per ... (Lois, 719a), voir A. Nightingale, A literary interpretation of Plato’s «Laws», «Classical Philology» 88 (1993), pp. 279-300. Lois, 718b-c, Clinias, l’un des voyageurs, est présenté comme l’un des dix commisssai- res délégués par Cnossos pour préparer la fondation de Magnésie. Il entend bien se servir de ce qui serait établi dans la discussion pour la réalisation du projet prétendu, ¤ma d’™gë t£c’¨n crhsa…mhn e„j t¾n mšllousan pÒlin tÍ sust£sei (702d). Voir, pour un traitement d’ensemble des problèmes que nous abordons dans cet article, notre li- vre, De l’écriture à l’oralité. Réflexions sur les «Lois» de Platon (à paraître en 1998). 13 L. Gernet, Les «Lois» et le droit positif, introduction à l’édition des Lois par A. Diès et É. des Places, Paris 1951, il souligne que «jusque dans ses partis pris, le droit platoni- cien est tout autre chose que fantaisie pure», cette idée n’était pas alors un truisme. 14 G.R. Morrow, Plato’s cretan city. A historical interpretation of the «Laws», 1960, réédité avec une introduction de Ch.H. Kahn, Princeton 1993. 15 M. Piérart, Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la constitution des «Lois», Bruxelles 1974. La contribution qu’il a donné au recueil W. Eder (hrsg.), Die athenische Demokratie im 4. Jahrhundert v. Chr., Stuttgart 1995, Du règne des philoso- phes à la souveraineté des lois (pp. 249-268), fait trop peu de place au fait que l’œuvre appartient à un corpus de textes philosophiques. Il n’est pas convaincant de prétendre que «Platon [aurait fini] par se rallier à la conception de la souveraineté des lois» parce que «la démocratie athénienne avait trouvé [là] le moyen d’exprimer son patriotisme et d’affirmer sa cohésion» (p. 268). 16 S. Dusanic, History and politics in Plato’s «Laws», Boegrad 1990 (en serbe avec un résumé en anglais), va jusqu’à imaginer que Platon aurait souhaité qu’un tyran (il aurait pensé que celui-ci pourrait être Léosthénès de Kephalé, le second) vint réformer Athè- nes. Les Lois seraient le programme de gouvernement qu’il lui proposait. 17 Les Lois sont le seul des dialogues authentiques où n’apparaît pas Socrate, A. Castel-Bouchouchi a traité dans l’introduction de la traduction d’extraits des Lois qu’el- le a procurée (Paris 1997) des implications possibles de ce fait au regard de la tradition philosophique moderne, p. 31. On sait que Socrate est néanmoins désigné par Aristote, Jean-Marie Bertrand 118 pique lui restait ouvert pour qu’il pût éventuellement intervenir dans le débat politique. Ceux, en effet, qui se considéraient, à Athènes, comme des exilés de l’intérieur, parce qu’il leur semblait qu’ils n’avaient pas leur mot à dire dans l’assemblée, choisissaient d’utili- ser l’écriture pour essayer de se faire entendre 18. Jusqu’à une époque récente, les Lois ont été relativement peu étudiées par les philosophes qui, ayant pris conscience du caractère anormal de cette absence relative de curiosité, multiplient désormais colloques et publications pour se les réapproprier. Ils ont d’autant plus de raison de la faire qu’il faut admettre que l’œuvre doit être replacée dans la lumière de la République. A. Laks a établi que «les Lois ne sont pas un substitut de la Politéia mais en constituent un véritable prolongement … l’existence d’une complémentarité “for- melle” entre la Politéia et les Nómoi incite à lire les deux œuvres non seulement comme offrant les termes d’un choix mais comme constituant les parties intégrantes d’un tout» 19. Ainsi, la cité des Ma- gnètes ne serait pas le succédané moins parfait et présenté sous une forme considérée comme réalisable, un deÚteroj ploàj, de la Calli- polis. Platon ne proposerait pas le paradigme d’une cité parfaite à proprement parler mais une «utopie législative». Il se contenterait de montrer de quelle façon l’on peut gouverner des hommes ordinaires par le savoir et la raison quand on leur offre le meilleur environne- ment possible. Ce type de problématique évite de devoir continuer à se poser la question de savoir pour quelles uploads/Politique/ bertrand-formes-discours-politique-magnetes.pdf
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- Publié le Dec 24, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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