Cahiers du Genre, n° 39/2005 Cartographies des marges : intersectionnalité, pol
Cahiers du Genre, n° 39/2005 Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur Kimberlé Williams Crenshaw Résumé Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repé- rer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. Face à ces difficultés, cet article propose une approche originale : l’intersectionnalité. La première partie traite de l’intersectionnalité structurelle — de la manière dont le po- sitionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier qualitativement différente de celle des femmes blanches. La seconde partie porte sur l’intersectionnalité politique : notamment la marginalisation de la question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et antiracistes. Enfin, l’article conclut par l’examen des conséquences de l’approche intersectionnelle dans le champ plus large de la politique de l’identité contemporaine.* INTERSECTIONNALITÉ — VIOLENCES CONTRE LES FEMMES — FÉMINISME — BLACK FEMINISM — RACISME — POLITIQUES IDENTITAIRES — ÉTATS-UNIS * Cet article, dans une version plus longue, a d’abord été publié dans Martha Albertson Fineman, Rixanne Mykitiuk (eds), The Public Nature of Private Violence (New York, Routledge, 1994), sous le titre « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color » (p. 93-118). Nous remercions Kimberlé Williams Crenshaw de nous avoir permis de le publier en français (NDLR). Kimberlé Williams Crenshaw 52 Introduction 1 Au cours des vingt dernières années, les femmes se sont organisées contre la violence presque banale qui structure leurs vies. Fortes d’une expérience partagée, elles ont découvert que les exigences politiques portées par des millions de voix ont une portée bien supérieure aux plaintes isolées. À son tour, cette po- litisation a transformé le regard porté sur la violence qui s’exerce à l’encontre des femmes. Ainsi admet-on aujourd’hui que les sévices et le viol, autrefois considérés comme des affaires privées (à régler en famille) et des comportements aberrants (déviance sexuelle), participent d’un vaste système de domination qui touche les femmes en tant que classe. Cette reconnaissance pro- gressive du caractère social et systémique de phénomènes long- temps perçus comme ponctuels et individuels caractérise égale- ment la politique de l’identité défendue, entre autres, par les gens de couleur ou les gays et les lesbiennes. Tous ces groupes ont puisé leur force, leur sens de la communauté et leur développement intellectuel dans une politique fondée sur la notion d’identité. L’adoption d’une politique d’identité se trouve toutefois en contradiction avec les conceptions prépondérantes de la justice sociale. Le discours libéral dominant traite souvent la race, le genre et les autres catégories de l’identité comme des vestiges des préjugés ou de la domination — autrement dit des cadres d’analyse intrinsèquement négatifs, investis par le pouvoir social pour exclure ou marginaliser ceux qui sont différents. Dans cette optique, pour nous libérer nous devrions d’abord vider ces 1 Je reste redevable aux nombreuses personnes qui m’ont soutenue au cours de ce projet. Pour l’aide inappréciable qu’elles m’ont apportée en facilitant les études de terrain sur lesquelles s’appuie cet article, je tiens à remercier Maria Blanco, Margaret Cambrick, Joan Creer, Estelle Cheung, Nilda Rimonte et Fred Smith. Je dois beaucoup aux remarques de Taunya Banks, Mark Barenberg, Darcy Calkins, Adrienne Davis, Gina Dent, Brent Edwards, Paul Gewirtz, Lani Guinier, Neil Gotanda, Joel Handier, Duncan Kennedy, Henry Monaghan, Elizabeth Schneider et Kendall Thomas. Gary Peller et Richard Yarborough ont droit à toute ma reconnaissance. Jayne Lee, Paula Puryear, Yancy Garrido, Eugenia Gifford et Leti Volpp m’ont apporté un concours précieux dans les tâches de recherche. Je suis aussi très reconnaissante d’avoir pu bénéficier de l’aide du Conseil de l’université de l’UCLA, du Centre d’études afro-américaines de l’UCLA, de la fondation Reed et de la faculté de droit de Columbia. Cartographies des marges 53 catégories de toute signification sociale. Pourtant, certains cou- rants des mouvements de libération féministe et antiraciste, par exemple, défendent implicitement l’idée que le pouvoir social qui délimite les contours de la différence ne se confond pas né- cessairement avec un pouvoir de domination ; il peut, au contraire, être le moteur de l’émancipation politique 2 et de la reconstruc- tion sociale. Le problème, avec la politique de l’identité, n’est pas qu’elle échoue à transcender la différence — comme l’en accusent cer- tains critiques — mais plutôt l’inverse : la plupart du temps, elle amalgame ou ignore les différences internes à tel ou tel groupe. S’agissant de la violence contre les femmes, une telle élision s’avère pour le moins problématique, car les formes de cette violence sont fréquemment déterminées par d’autres dimensions de l’identité des femmes — la race et la classe par exemple. Autre problème de la politique de l’identité qui contrarie les tentatives de politiser la violence contre les femmes : le silence entretenu sur les différences internes aux groupes contribue souvent à alimenter les tensions entre groupes. Qu’il s’agisse de la volonté féministe de politiser le vécu des femmes ou de la volonté antiraciste de politiser le vécu des gens de couleur, ces efforts sont souvent engagés comme si les questions et les expé- riences auxquelles ils s’attachent respectivement concernaient des terrains mutuellement exclusifs. Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle — leurs points d’intersection — trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. De ce fait, lorsque ces pra- tiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage. 2 Émancipation traduit l’anglais empowerment, soit, dans ce contexte, l’acquisition progressive de capacités qui rendent les individus plus forts, plus indépendants, et leur permettent donc de mieux s’assumer ; dans ce sens, émancipation doit donc s’entendre non comme un état abouti, mais comme un processus d’autonomisation. Il était plus difficile de trouver un équivalent français à disempowerment, qui désigne une négation de droits, de reconnaissance, et renvoie à une situation de privation, une « dépossession » (terme retenu pour la traduction) qui n’est pas seulement matérielle (NDLT). Kimberlé Williams Crenshaw 54 Je voudrais ici me risquer à aller plus avant sur la question en explorant les dimensions raciales et genrées de la violence contre les femmes de couleur. Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. En m’attachant à deux manifestations de la violence masculine contre les femmes (les coups et le viol), je montre que les expériences des femmes de couleur sont souvent le produit des croisements du racisme et du sexisme, et qu’en règle générale elles ne sont pas plus prises en compte par le discours féministe que par le discours antiraciste. Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces di- mensions (celle du genre et celle de la race). Je dois tout de suite préciser que mon but n’est pas de pro- poser avec l’intersectionnalité une nouvelle théorie globalisante de l’identité. Ni d’avancer que seuls les cadres spécifiques de la race et du genre envisagés ici permettraient d’expliquer la vio- lence contre les femmes de couleur. Des facteurs que je n’aborde qu’en partie ou pas du tout, tels que la classe ou la sexualité, contribuent souvent de manière tout aussi décisive à structurer leurs expériences. Cette focalisation sur les intersections de la race et du genre vise uniquement à mettre en lumière la néces- sité de prendre en compte les multiples sources de l’identité lorsqu’on réfléchit à la construction de la sphère sociale. J’ai divisé les questions exposées ci-dessous en deux caté- gories. Dans la première partie, je traite de l’intersectionnalité structurelle — de la manière dont la localisation des femmes de couleur à l’intersection de la race et du genre rend notre expé- rience réelle de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier, qualitativement différente de celle des femmes blanches. La seconde partie porte sur l’intersectionnalité politique : j’y analyse la marginalisation de la question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et anti- racistes. Pour finir, j’examine les conséquences de l’approche intersectionnelle dans le champ plus large de la politique de l’identité contemporaine. Cartographies des marges 55 L’intersectionnalité structurelle Les coups et blessures J’ai pu observer la dynamique de l’intersectionnalité structu- relle à l’occasion d’une brève étude de terrain sur les refuges pour femmes battues, ouverts dans les communautés minoritaires de Los Angeles 3. Dans la plupart des cas, l’agression physique qui pousse les femmes à s’y rendre n’est que la manifestation la plus immédiate de la subordination dans laquelle elles vivent. Beaucoup sont au chômage ou sous-employées et nombre d’entre elles sont pauvres. Les refuges qui les accueillent ne peuvent pas se permettre de ne travailler que sur la uploads/Politique/ crenshaw-cartographie-des-marges.pdf
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- Publié le Apv 13, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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