David A. Palmer Le qigong au carrefour des « discours anti ». De l'anticlérical
David A. Palmer Le qigong au carrefour des « discours anti ». De l'anticléricalisme communiste au fondamentalisme du Falungong In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 2002, N°24, pp. 153-166. Résumé Dispensateurs de guérisons, d'expériences mystiques et de biens symboliques, les maîtres de qigong ont constitué une forme de clergé séculier de la Chine post-maoïste. Avec l'émergence de ces personnalités charismatiques et de leurs dizaines de millions d'adeptes, apparaissent des discours anticléricaux qui sont utilisés aussi bien par les maîtres que contre eux. Le qigong et son dérivé, le Falungong, nous offrent en effet un prisme pour l'analyse des mutations de l'anticléricalisme en Chine contemporaine. Tour à tour mis au service de la construction de l'État, d'un retour aux sources de la tradition, d'une polémique anti-superstitions, d'un fondamentalisme religieux et d'une campagne anti-sectaire, l'anticléricalisme nous révèle les lignes de tension qui travaillent la nébuleuse des réseaux de pratiquants des arts du corps et du souffle. Abstract Qigong between the various "anti" discourses. From communist anticlericalism to Falungong fundamentalism Qigong masters, as healers, mystical teachers and symbolic providers, have become a kind of secular clergy in post-Mao China. Following the emergence of these charismatic figures and their tens of millions of adepts, an anticlerical discourse appeared, which was used by the masters themselves as well as by their opponents. Qigong and its offshoot, Falungong, offer a prism for analysing the mutations of anticlericalism in contemporary China. Successively brought into the service of state construction, of a return to the sources of tradition, of anti-superstition polemics, of a religious fundamentalism and of an anti-heretical political campaign, anticlericalism reveals the lines of tension which have shaped the constellation of Chinese body and breathing arts networks. Citer ce document / Cite this document : Palmer David A. Le qigong au carrefour des « discours anti ». De l'anticléricalisme communiste au fondamentalisme du Falungong. In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 2002, N°24, pp. 153-166. doi : 10.3406/oroc.2002.1156 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/oroc_0754-5010_2002_num_24_24_1156 'SI Extrême-Orient, Extrême-Occident 24 - 2002 Le qigong au carrefour des «discours anti» De l'anticléricalisme communiste au fondamentalisme du Falungong David A. Palmer Dispensateurs de guérisons, d'expériences mystiques et de biens symboliques, les maîtres de qigong ont constitué une forme de clergé séculier de la Chine post-maoïste. Avec l'émergence de ces personnalités charis matiques et de leurs dizaines de millions d'adeptes, apparaissent des discours anticléricaux qui sont utilisés aussi bien par les maîtres que contre eux. Le qigong et son dérivé, le Falungong, nous offrent en effet un prisme pour l'analyse des mutations de l'anticléricalisme1 en Chine contemporaine. Les mêmes thèmes polémiques sont en effet tour à tour mis au service de la construction de l'État, d'un retour aux sources de la tradition, d'un discours anti-superstitions, d'un fondamentalisme religieux et d'une campagne anti sectaire. L'anticléricalisme nous révèle ainsi les lignes de tension qui travaillent la nébuleuse des réseaux de pratiquants des arts du corps et du souffle. Le qigong, un produit de l'anticléricalisme politique Le qigong2 moderne est à l'origine un produit de l'anticléricalisme institutionnel du Parti communiste chinois. Celui-ci, dans les années 1950, tente de créer à travers le qigong un nouvel espace laïc et moderne dans lequel les techniques corporelles et respiratoires traditionnelles seraient pratiquées et enseignées à des fins thérapeutiques par des professionnels de la santé, et non par des religieux comme dans la période pré-communiste. Tout en combattant le cadre social et idéologique imprégné de « superstition féodale » des maîtres traditionnels, les nouvelles institutions médicales cherchent à récupérer les techniques corporelles qu'ils pratiquent, et à former un nouveau corps de «travailleurs médicaux» pour les enseigner dans un cadre institutionnel communiste. Des stages de style moderne remplacent les initiations secrètes de la transmission traditionnelle. Ainsi sécularisé, le qigong est pratiqué, David A. Palmer étudié et enseigné dans des cliniques, des sanatoriums et des laboratoires officiels. Le qigong est une composante d'un projet politique beaucoup plus vaste : l'appropriation de la culture traditionnelle au profit de l'État moderne. Dans cette stratégie, tout ce qui est utile au point de vue symbolique ou pratique est à exploiter, mais toutes les organisations sociales étant à l'origine de la création et de la transmission de ces éléments traditionnels, doivent être soit éliminées, soit intégrées dans le système étatique. Dans les années 1980, à la faveur de l'assouplissement idéologique encouragé par Deng Xiaoping, le qigong s'échappa de ses limites institutionnelles et devint un pôle d'attraction de la résurgence religieuse de l'époque post-maoïste. À travers les techniques de guérison, de gymnastique et de méditation du qigong, on entre dans le monde des symboles, des textes, des pratiques, des lieux sacrés, des saints et des personnages historiques et légendaires de la religion chinoise. Le qigong devint la plus importante expression de religiosité populaire dans les villes de Chine. On peut presque parler d'une nouvelle «religion du qigong» qui se développe avec le soutien actif de membres influents de l'élite du Parti et de l'armée chinoise3. Mais si le monde du qigong put rester pendant les années 1980 et 1990 un espace d'expression «religieuse» reconnu et souvent protégé par le gouvernement, c'est qu'il partage l'orientation moderniste et laïque de celui-ci: le qigong se définit comme une science permettant de développer le potentiel humain, et fait miroiter le rêve d'une nouvelle révolution scientifique qui donnera des pouvoirs paranormaux à toute l'humanité. Les pouvoirs magiques, secrèt ement transmis dans le passé par des lignées religieuses, seront généralisés à toute la population de manière systématique et scientifique. Les promoteurs de cette vision insistent sur le fait que le qigong n'est pas une forme de religion : certains, comme le célèbre maître Yan Xin, vont jusqu'à dire que le qigong est une tradition plus ancienne que la religion, qu'il est la source de la civilisation chinoise. Selon ce discours, des maîtres de qigong auraient alors abusé de leur pouvoir pour fonder des religions et se constituer des masses de fidèles. Les religions et leur clergé auraient ensuite mêlé des superstitions féodales au qigong, menant celui-ci à sa décadence jusqu'aux années 1980, nouvelle renaissance où le qigong devient une discipline scientifique reconnue4. En même temps, le qigong veut tout récupérer de la religion - sauf ses dieux et ses institutions. Ses adeptes sont fascinés par l'image du moine boud dhiste ou taoïste détenteur de pouvoirs magiques, mais ne s'intéressent pas aux fonctions rituelles ou institutionnelles du clergé, et, sauf exception, il n'existe aucun lien entre les lignées de qigong et les institutions religieuses régies par l'État. Le qigong est une réappropriation populaire et moderne de 154 De l'anticléricalisme communiste au fondamentalisme du Falungong la culture religieuse, dont on veut reprendre le fonds symbolique et technique sans la médiation des institutions et du clergé. C'est ce refus de la religion instituée et cléricale qui permit au qigong de se développer avec la tolérance, et souvent la bénédiction, des autorités. Alors que la politique religieuse confine les bouddhistes et les taoïstes dans les monastères, les maîtres de qigong étaient invités durant les années 1980 à donner des «conférences charismatiques » dans des universités prestigieuses et dans des stades, devant un public pouvant dépasser dix mille personnes. Leurs livres et leurs cassettes étaient diffusés à grande échelle. Les maîtres pouvaient librement établir des réseaux de «postes d'animation» dans les parcs et les espaces publics des unités de travail ; leurs adeptes se chiffraient dans les dizaines de millions. Les maîtres de qigong cibles d'un discours anticlérical scientiste À la faveur de la « fièvre du qigong » qui s'empare donc de la Chine durant les années 1980, des milliers de maîtres sortent de l'obscurité pour prodiguer leurs pouvoirs et leurs techniques de guérison. Bien que souvent membres d'associations semi-officielles rattachées aux instances scientifiques, médicales ou sportives de l'État, ces maîtres sont en réalité les fondateurs d'organisations de masse vouées à la transmission de leur école. Les «maîtres de qigong » deviennent une sorte de nouveau clergé séculier. Dans la foulée des maîtres reconnus qui bénéficient d'un certain patronage politique, un essaim de maîtres obscurs, sans attache institutionnelle, exerce la profession de guérisseurs itinérants. Ils se déplacent d'une ville à une autre et prodiguent des soins contre rémunération. Dans les années 1990, la presse - dont les reportages sur les exploits miraculeux des maîtres avaient largement contribué à l'engouement massif pour ces derniers - commence à se pencher sur les dérives attribuées au mouvement. Des éditorialistes condamnent la mystification du qigong et la réapparition de «superstitions féodales» sous couvert du qigong. Tout en ridiculisant les croyances associées au qigong, de la «lecture avec les oreilles5» au «thé à informations6», on se lamente du faible niveau de connaissances scientifiques de la population crédule. On rapporte de plus en plus fréquemment des cas d'adeptes de qigong incapables de sortir de leur état de transe ou d'extase, qui se retrouvent dans des hôpitaux psychiatriques, qui meurent affamés après avoir pratiqué le jeûne absolu, ou qui ont payé des sommes exorbitantes pour des traitements sans effet. L'image du «grand maître» faiseur de miracles, souvent propagée par la presse des années 1980, devient celle d'un escroc abusant de la superstition et de uploads/Politique/ david-palmer-le-qigong-au-carrefour-des-discours-anti.pdf
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- Publié le Jan 01, 2022
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