Jean-François Sirinelli Raymond Aron avant Raymond Aron (1923-1933) In: Vingtiè
Jean-François Sirinelli Raymond Aron avant Raymond Aron (1923-1933) In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°2, avril 1984. pp. 15-30. Abstract Raymond Aron before Raymond Aron (1923-1933), Jean-François Sirinelli. How does one get born to oneself ? From brilliant student at the lycee Condorcet in the autumn of 1922 to French reader at the University of Cologne ten years later, Raymond Aron got his first political education as an intellectual while accumulating degrees at the Sorbonne and the Ecole Normale Superieure. Nothing exceptional. His school records and early writings show a « vaguely socialist » and « passionately pacifist» young man, a quasi-disciple of the philosopher Alain, at unison with his generation. He already had learned how to be himself and would soon refuse the dominant ideas. Raymond Aron was mature enough to become Raymond Aron on contemplating the Germany of Adolf Hitler and Max Weber. In the historic turbulence of the 1930s, a great intellectual emerged, the original « committed spectator». Citer ce document / Cite this document : Sirinelli Jean-François. Raymond Aron avant Raymond Aron (1923-1933). In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°2, avril 1984. pp. 15-30. doi : 10.3406/xxs.1984.1666 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1984_num_2_1_1666 ARTICLES RAYMOND ARON AVANT RAYMOND ARON (1923-1933) Jean-François Sirinelli Un jeune homme studieux qui devise avec le « Maître » Alain à la sortie du lycée Henri-IV, un normalien fin tennisman qui se fait coller à l'examen de la préparation militaire, un éternel khâ- gneux enivré des idées banales de sa Sorbonne : Raymond Aron pouvait n'être qu'à l'unisson de sa génération, « vaguement socialiste » et « pacifiste pa ssionnément». Textes oubliés et archives inédites à l'appui, voici l'histoire de son retour sur lui-même. Qui en fait Ray mond Aron tout court, le « spectateur engagé» de la turbulence historique, l'intellectuel adulte saisi par l'Allemagne d' Adolf Hitler et de Max Weber. Dans la première partie de ses Mémoires, Raymond Aron re trace son « éducation politique » entre 1921-1922 et 1939, avec la bissectrice décisive du séjour en Allemagne de 1930 à 1933 : de la « révolte contre le passé », il en est alors venu au «pressentiment de l'avenir » et a connu une véritable « recon version ». Ces termes, employés au seuil du chapitre 4, sont dépourvus d'ambiguïté : cet apprentissage s'est effectué en deux temps et l'orientation de l'homme fait s'est définie, en partie au moins, en réaction contre la formation politique initiale du jeune homme. Raymond Aron avait déjà évoqué dans d'autres écrits les facteurs du passage à la deuxième phase et les Mémoires viennent seulement en préciser davantage les contours : spectacle de l'ago nie de la République de Weimar, observa tion de l'installation du régime national- socialiste, montée progressive du danger de guerre, constat de la crise française, découverte de l'économie politique, et, en toile de fond, réflexion sur les philosophies de l'histoire — à la fois exercice universit aire dans le cadre du doctorat et méditat ion personnelle — et influence détermi nante de Max Weber. Bien moins connue, en revanche, était la période antérieure et les traits essentiels de la première éducation politique. Quelle avait été, en d'autres termes, la foi première à partir de laquelle s'était opérée la « reconversion » ? En fait, il semble bien que Raymond Aron ait été alors socialiste et, surtout, pacifiste ; avec notamment, pour ce pacifisme, le problème de l'influence du philosophe Emile Chartier - Alain. Mais force est de constater que, si sur ces points les Mémoires apportent quelques éléments nouveaux, ils laissent aussi dans l'ombre l'essentiel et, par exemple, les rapports avec la pensée chartiériste. La démarche de leur auteur est logique et de bonne foi, et donc légitime : le jeune Aron des années vingt, socialiste — ou socialisant — et pacifiste, constitue au plus, à ses yeux, la protohistoire du « spectateur engagé », qui n'acquiert ses traits essentiels qu'à partir de la décennie -15- ARTICLES suivante. Si la couche enfouie ne présentait donc pour lui qu'un intérêt limité, le rôle de l'historien est au contraire de l'exhumer. Ce qui n'aura pas, du reste, pour seule fin de mettre à jour la première strate aronienne, mais également de proposer, entre autres approches, un éclairage pos sible de la genèse de la pensée politique de Raymond Aron, car ce dernier, nous le verrons, s'est en partie défini en s'oppo- sant, notamment à Alain et, partant, à lui-même. Il fallait donc commencer par analyser les écrits ultérieurs de Raymond Aron sur Alain. Leur exégèse montrera l'importance mais aussi l'obscurité relative du problème. Pour tenter d'y voir plus clair, il faudra ensuite remonter à la source : les vingt ans du jeune normalien, à l'époque du Cartel des gauches. Ce qui permettra de revenir aussi sur l'autre versant du premier engagement aronien : peut-on à cette date parler, en ce qui le concerne, d'une attirance pour le socialisme ? Sur ces deux questions, il était nécessaire d'examiner des textes souvents inédits ou, plus précisé ment, promis à l'oubli : Raymond Aron, qui a apparemment inventorié ses textes de jeunesse pour la rédaction de ses Mémoires, n'en a, en définitive, évoqués que quel ques-uns dans cet ouvrage, sans doute pour la raison avancée plus haut. O UN MEMBRE DE LA « SECTE DES ALINIENS » ? Il peut paraître surprenant de poser le problème d'une éventuelle influence d'Alain sur Raymond Aron. D'une part, ce dernier, khâgneux à Condorcet, n'a pas suivi les cours du philosophe de la place du Panthéon. D'autre part, dans plusieurs articles, il en a attaqué par la suite l'influence politique, néfaste à ses yeux. Ainsi, en 1952, quelques mois après la mort du retraité du Vésinet, analysant sa « pensée politique », il concluait : « Pour quoi ce contraste entre la profondeur et l'importance des idées directrices et le caractère simpliste des suggestions prati ques ? La faute en est surtout à la méthode d'Alain, au passage du cas concret à l'idée éternelle ou prétendument telle, sans l'intermédiaire de l'étude historique ... Pour surmonter l'histoire, il convient d'abord de la reconnaître»1. Et dans un autre texte, il formulait à la même époque un second grief : « Résister aux pouvoirs, lorsque ceux-ci sont modérés, excellente méthode, en vérité, pour en accélérer la ruine et frayer la voie à d'autres pouvoirs qui, en cas de besoin, se passeront de l'assentiment des gouvernés et forceront l'e nthousiasme des masses. Le refus inconditionnel des honneurs aboutit à laisser aux représentants des vieilles classes dirigeantes la possession exclusive du pouvoir, en particulier militaire : bon moyen, en vérité, de précipiter la ruine de la République. Il fallait un grand penseur, me disais-je avec rage, pour donner un semblant de justification à une telle sottise » 2. Bien plus, dix ans plus tôt, au cœur du second conflit mondial, Raymond Aron, devenu londonien, publiait dans La France libre un article intitulé « Prestige et ill usions du Citoyen contre les Pouvoirs ». Et pour expliciter davantage la cible de cet article, il plaçait en épigraphe cette phrase signée D.W. Brogan : «The renown, the authority of a sophist as Alain, is, in itself, enough to predict the ruin of any state ». L'exposé qui suivait constituait un réquisi toire sans appel : Alain « a formé des générations de jeunes Français dans une 1. Raymond Aron, «Remarques sur la pensée politique d'Alain», Revue de métaphysique et de morale, 57, 1952, p. 187-199, citation p. 199. 2. Raymond Aron, «Alain et la politique», dans 1'« Hommage à Alain » rendu par la Nouvelle revue française de septembre 1952, p. 155-167, citation p. 157. 16- ARON AVANT ARON hostilité stérile à l'Etat, dans une ignorance presque volontaire des dangers qui menaç aient la nation ». Sa responsabilité, de ce fait, est considérable : en allant « dans le sens de la facilité » et en pensant « systéma tiquement contre le mouvement histori que », il a travaillé à « affaiblir encore l'Etat français » et fécondé « une sorte d'aveugle ment volontaire » qui a dégénéré « en une sorte de grandiose absurdité à demi intentionnelle». En effet, «la morale du simple soldat, en dépit de l'aspiration sincère à la grandeur qui animait tant de jeunes disciples, se révèle intenable, vide. . . Prisonnier de la doctrine d'Alain, (l'indivi du) s'en tiendra à une opposition sans fin et sans efficacité, désespérant de modifier le train des choses et, sous prétexte de dire non au fatalisme, résigné à l'avance au despotisme et à la guerre » 3. A s'en tenir à ces articles de Raymond Aron sur Alain, on occulterait, en fait, une première phase de leurs rapports placée beaucoup plus sous le signe de l'influence du maître et de l'admiration du jeune normalien que sous celui d'une opposition. Ces articles se situent, en effet, au terme d'une évolution et d'une rupture sur le problème du pacifisme ; rupture qui, amplifiée par le contexte de 1941, explique le ton de l'article de La France libre 4. Et, au point de départ de uploads/Politique/ aron-avant-aron-sirinelli.pdf
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- Publié le Jul 16, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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