1 UN THÉÂTRE COMME VIANDE diane scott paru dans frictions, n° 8, printemps-été
1 UN THÉÂTRE COMME VIANDE diane scott paru dans frictions, n° 8, printemps-été 2005 « Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim. » Antonin Artaud, Le Théâtre et son double « Il ne s’agit en effet, en aucune façon, de personnes sortant de l’ordinaire, mais de gens plus ou moins comme les autres. » Pier Paolo Pasolini, Théorème « Pourquoi le théâtre ? » Pour pouvoir répondre à cette question, Heiner Müller proposait que les scènes du monde ferment pendant un an. Ensuite, on en aurait déduit une spécificité de la représentation vivante, en fonction de ce qui aurait manqué, dans le cas où quelque chose nous aurait manqué, ce qui ne va pas de soi1. Les grèves du spectacle de l’été 2003 peuvent tenir lieu, généreusement, de laboratoire concret à cette expérience, et on peut dire que, d’une certaine manière, cela fut assez édifiant. La réforme du régime de l’intermittence et certaines réactions aux annulations de festivals ont respectivement montré que nous admettons de penser le théâtre comme dispensable mais que nous tolérons difficilement d’en être privés. Comme s’il s’agissait d’une friandise. C’est peut-être là la place exacte que nous lui attribuons collectivement. C’est en tout cas l’endroit qui se déduit de la signature du protocole et de la déploration des annulations : celui d’un caprice qui ne saurait manquer, d’un lieu intégralement assujetti. C’est aussi là l’indicateur d’un certain rapport à la culture et, de fait, du type de relation que nombre de ses pratiques recouvrent. Les théâtres que nous nous choisissons sont souvent de l’ordre de la sucette, et c’est ce qui autorise les déclassements politiques dont il fait aujourd’hui l’objet. Autrement dit, la crise du régime de l’intermittence s’inscrit dans une crise plus ancienne de la nécessité théâtrale et du rapport à la représentation (ce qui n’en diminue aucunement les enjeux et les caractéristiques politiques, de régression sociale et culturelle). Il faudrait (re)venir à un théâtre comme viande, c’est-à-dire à un théâtre que l’on n’aurait pas délesté de la puissance des enjeux qui sont sa raison d’être, faute de quoi on prostitue l’idée de théâtre, pour reprendre le mot d’Artaud. C’est une des conditions nécessaires pour que cet espace sorte d’un étiolement que le discours théorique ne cesse de pointer 2 mais dans lequel nos pratiques, de spectateurs comme de gens de théâtre, s’enlisent. (En ce sens, on pourrait même voir, dans ce que ces grèves ont prouvé de capacité à suspendre l’inertie, le signe d’une vitalité quasi inespérée.) Ce qui suit voudrait être une tentative de balayage de quelques symptômes de la scène théâtrale actuelle. Ou ce que l’on a repéré comme étant les lieux majeurs de la crise artistique. On entendra par théâtre non seulement les spectacles mais les 2 rapports qu’ils induisent au spectacle. Les pratiques scéniques comme leur réception. Envisager ainsi les choses dans leur réalité d’événement collectif permettra de recentrer la question de notre rapport à la scène à sa dimension essentielle de relation. 1. jugements Le dernier caravansérail (Odyssées) (Théâtre du Soleil, Cartoucherie, 2003) parle des réfugiés d’Asie centrale et de l’Afghanistan des talibans. Skinner (Michel Deutsch/Alain Françon, Théâtre de la Colline, 2002) a pour cadre, sinon pour sujet, les migrations Sud/Nord ; Le Diable en partage (Fabrice Melquiot/Emmanuel Demarcy-Mota, Théâtre de la Bastille, 2002), la guerre en Bosnie ; Chère Eléna Serguéïévna (Ludmilla Razoumovskaïa/Didier Bezace, Théâtre de la Commune, 2002), l’état de l’Union soviétique dans les années 1980 ; La Chute (Biljana Srbljanovic/Jean-Claude Berutti, Théâtre de Bussang, 2002), la dictature serbe dans les années 1990 ; Rwanda 94 (Groupov, Avignon, 1999), le génocide rwandais ; Incendies (Wajdi Mouawad, Théâtre 71, 2004), la guerre civile au Liban. Ce sont là quelques exemples de ce que nous appellerions communément « théâtre politique », si le terme n’était tombé dans une relative désuétude avec la dépolitisation progressive des années 1980-1990. Ils sont en tout cas représentatifs de la volonté d’un certain théâtre public d’avoir un impact social direct, en termes de prise de conscience et de réflexion sur des questions politiques, et à ce titre d’inscrire le travail artistique dans un engagement explicite3. Pour autant, il ne vient à l’idée de personne de désigner comme politiques Les Prétendants (Jean-Luc Lagarce/Jean-Louis Benoît, Colline, 2003) qui parle des milieux de l’administration culturelle française et de la bourgeoisie de province, ou Le Bois lacté (Dylan Thomas/Xavier Marchand, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2002) sur la circulation du désir dans un petit village anglican. Les questions y sont pourtant liées au gouvernement de la cité et à la vie en commun, si l’on s’en tient au seul paramètre de la thématique. Que dire de la pièce de Michel Vinaver, Les Huissiers, sur la guerre d’Algérie et la fin de la IVe République, écrite en 1957 et créée vingt-trois ans plus tard ? Le fait que le texte aborde l’assassinat de Maurice Audin par les militaires français est une raison certaine à cette censure de fait. Il est possible qu’il y en ait d’autres. Un survol de la revue de presse d’une seconde mise en scène, en 1998, par Alain Françon à La Colline, montre une étonnante difficulté à y reconnaître un texte authentiquement engagé, d’aucuns préférant souligner a contrario les écueils passéistes d’un « théâtre d’histoire »4. Il est intéressant aussi d’observer qu’on a noté ou reproché à ce spectacle son « absence de jugement »5. Il est tout aussi difficile de déduire un message précis de la pièce de Lagarce ou de Dylan Thomas. Ce que nous entendons par « politique » ne correspondrait donc pas à toutes les affaires de la cité et serait aussi fonction de l’univocité du discours donné. (Le constat n’est pas neuf : le théâtre répugne manifestement à coller à « l’ici et maintenant ». Les raisons sont loin d’être propres à l’époque ; il y aurait un obstacle de nature pour la représentation à être sans détour lorsqu’elle est tragique6. La question ici, de toute façon, n’est pas de s’interroger sur l’essence du théâtre politique, mais sur la réalité que son idée recouvre pour nous aujourd’hui.. Et, bien sûr, pas sur la légitimité des causes abordées mais sur la façon dont elles s’articulent à la scène.) Seraient donc « politiques » les guerres menées ailleurs (Bosnie, Rwanda, Moyen-Orient), la réalité des États communistes ou anciennement (URSS, ex-Yougoslavie), ou celle des États non démocratiques (Afghanistan, Serbie). Le désordre règne 3 moins qu’il n’y paraît puisque tout a en commun d’être finalement de l’ordre d’un non-Occident. Le champ implicite du théâtre politique serait alors moins fonction d’une qualité intrinsèque que du point aveugle qui le définirait, en l’occurrence celui de son public, la classe au moins moyenne de l’Occident libéral. La question se déplace donc et exige qu’on la pose en termes sociologiques, voire idéologiques : quel est l’enjeu de tous ces spectacles sur les pauvres que les riches se proposent entre eux ? Car il n’y a, dans ces théâtres, aucune stratégie de parabole, mais bien l’image, par trop naturaliste, des réalités du monde hors de nos frontières, dans une volonté d’information directe : Incendies raconte des épisodes historiques de la guerre du Liban, Le Collier d’Hélène montre, dans un petit film, les rues dévastées de Beyrouth (Carole Fréchette/Nabil El Azan, Rond-Point, 2003). Il ne s’agit donc pas, pour ce théâtre, d’avoir l’impact qu’il prétend, sinon il ne traiterait pas sans détour de réalités qui ne sont pas immédiatement celles de son public. Si Le Diable en partage dénonce le nationalisme serbe, il le fait à l’intérieur d’une opinion publique tout à fait en phase avec sa lecture du conflit bosniaque. De la même manière, quelle « prise de conscience » est censée servir l’image si consensuelle des vilains barbus afghans de Caravansérail ? À moins que ces représentations aient un enjeu scientifique ? Pourtant, si la représentation de l’ailleurs avait pour objet de divulguer un savoir, nous ne serions pas si continûment aux prises avec ce que les médias charrient de plus stéréotypé. Quelle est alors la raison d’être de ce noble souci des autres, auquel nos théâtres ménagent une telle surface ? Tant d’alerte et de sollicitude ne sauraient être exemptes, du moins, de quelques bénéfices. Le premier en serait la douce confirmation du bon droit de l’Occident libéral, démocratique, laïque, etc., à exister. Il n’est que de répertorier les figures récurrentes de ces spectacles : militaires braillards et sanguinaires, dictateurs de tout poil, paumés divers et variés, femmes brimées. La somme des clichés finit par définir, en creux, la place exacte du bourgeois occidental, qui trouve dans la compassion le levier de son propre sentiment de légitimité.. L’indignation a pour enjeu essentiel de réaffirmer implicitement les valeurs du groupe, et d’assurer ainsi une fonction de rituel de reconnaissance collectif. C’est en ces termes que théâtre et politique uploads/Politique/ diane-scott-du-theatre-comme-viande.pdf
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- Publié le Apv 27, 2021
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