I R E N É E BALIBAR DOMINIQUE LAPORTE LE F R A N Ç A I S NATIONAL Politique et
I R E N É E BALIBAR DOMINIQUE LAPORTE LE F R A N Ç A I S NATIONAL Politique et pratiques de la langue nationale sous la Révolution française PRÉSENTATION de Etienne BALIBAR et Pierre MACHEREY HACHETTE L I T T É R A T U R E © Librairie Hachette, 1974. On peut uniformer la langue d'une grande nation de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pen- sées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de liberté. [...] C'est surtout l'ignorance de l'idiome national qui tient tant d'individus à une si grande distance de la vérité; cependant, si vous ne les mettez en communication directe avec les hommes et les livres, leurs erreurs, accumulées, enracinées depuis des siècles, seront indestructibles. Pour perfectionner l'agriculture et toutes les branches de l'économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la langue nationale est également indispensable [...]. Tout ce qu'on vient de dire appelle la conclusion, que pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage [...] l'unité d'idiome est une partie intégrante de la Révo- lution, et, dès lors, plus on m'opposera de diffi- cultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre. GRÉGOIRE. Rapport sur les idiomes et patois répandus dans les différentes contrées de la République, 1794. P R É S E N T A T I O N Nous voudrions ici, selon la convention habituelle des pré- sentations, examiner d'une façon très générale quelques-uns des problèmes que soulève l'étude que voici, et qui porte sur la constitution du français comme langue nationale à l'époque de la révolution démocratique bourgeoise de 1789. Pourquoi et comment les Français que nous sommes (citoyens formellement é g a u x d'un même Etat national) parlent-ils « le français » ? Et quelles sont les c o n s é q u e n c e s historiques de cet état de fait qui semble si peu mystérieux ? Pour répondre à ces questions, et d'abord tout simplement pour les poser sur un terrain objectif, R. Balibar et D. Laporte ont repris et e x p o s é de façon critique à partir de la problématique du matérialisme historique la documentation existante à ce jour. Ils ont tenté une première analyse du processus dans lequel s'est cons- tituée pour la première fois dans notre histoire une langue nationale, identifiée dès lors au « français » tout court, sous l'effet direct des luttes de classes de la Révolution française, et en particulier de sa période jacobine. I Afin que ce travail ait les meilleures chances de produire l'effet qu'on peut en attendre : susciter d'autres études, plus précises et plus complètes, il convient ici d'avertir le lecteur, non seulement de ce qu'il va trouver, mais d'abord de ce qu'il ne pourra pas, ou pas encore trouver, dans les pages qui suivent. JO LE FRANÇAIS NATIONAL Il ne pourra trouver, ni une contribution d'ensemble aux discus- sions des historiens professionnels (sur la théorie de l'histoire de la Révolution française), ni une contribution directe aux discussions des linguistes (sur la théorie linguistique). Il s'agit bien plutôt d'un appel, et nous l'espérons d'une incitation, a d r e s s é aux historiens matérialistes et aux linguistes matérialistes. Expliquons-nous. Les historiens professionnels se préoccupent aujourd'hui avant tout de poursuivre et de rectifier l'explication des é v é n e m e n t s politiques qui jalonnent la « grande Révolution » française, et de leur base sociale et économique. S'ils se placent sur les positions du marxisme, celles du matérialisme historique, ils se posent ces problèmes en termes de classes, de luttes de classes et de transformation dans la nature des classes et des rapports de classes. Surgissent alors tous les problèmes difficiles qui concernent la formation et le développement du mode de production capitaliste, son « degré de développement » à la fin du xvin0 siècle, la nature de ses contradictions, la spécificité de celles-ci dans une formation sociale déterminée comme la forma- tion sociale française, le mode d'existence (ou de survivance) de la « féodalité », etc. Surgissent é g a l e m e n t les problèmes qui concer- nent la nature de l'Etat monarchique, de son rapport à la base matérielle de la société française et à ses contradictions, des « blocs > ou « alliances » de classes (et de fractions de classes) qui le soutiennent, et qui se définissent comme tels dans ce soutien même. D'où, pour finir, les problèmes qui concernent les causes et les formes de la rupture révolutionnaire dans « l'ordre » social, les forces motrices du processus révolutionnaire, leur évolution et leurs propres contradictions pendant son déroulement, et les résultats de leur intervention. Chacun sait que tous ces problèmes sont largement ouverts, non seulement dans leur détail, qui d é p e n d des progrès de l'investigation empirique, mais dans les grandes lignes mêmes de leur solution, qui peut et doit se combiner étroitement aux progrès de la théorie du matérialisme historique. Chacun sait également que les termes dans lesquels ces problèmes sont p o s é s et résolus impliquent, singulièrement dans notre pays, des positions directement politiques, dont d é p e n d l'ouverture même des problèmes scientifiques. L'exposé qu'on va lire ne peut é v i d e m m e n t avoir la prétention de renouveler tous ces problèmes. Il est cependant un aspect par où cet e x p o s é peut n é a n m o i n s PRÉSENTATION 11 se présenter comme une contribution à l'ouverture (ou à la réouver- ture) d'un domaine important dans la problématique de l'histoire de la Révolution française. Il faut bien constater en effet que le problème des transformations historiques dans la pratique (sociale) du français (de la langue française) n'est pour ainsi dire jamais abordé, encore aujourd'hui, dans une connexion organique avec l'étude des aspects économiques, politiques et idéologiques du pro- cessus révolutionnaire. Ce qui pourrait sembler, à première vue, s'en rapprocher le plus : certaines é t u d e s récentes sur l'organisation sémantique et le vocabulaire politique des Cahiers de Doléances par exemple a en fait un tout autre objet ; il s'agit seulement d'appliquer certains concepts et certaines m é t h o d e s de la linguistique actuelle à l'analyse des textes-témoins de la transformation révolu- tionnaire, pour expliciter l'idéologie « consciente » des classes et des fractions de classes qui s'y affrontent, voire remonter, à travers les formes de cette « conscience » même, jusqu'à une meilleure définition de ces classes et fractions. Il ne s'agit donc pas encore véritablement d'analyser le « support » linguistique du fonctionne- ment des appareils idéologiques d'Etat, qui, dans les formations sociales capitalistes est le produit de ce fonctionnement, et constitue en même temps la forme matérielle nécessaire dans laquelle ils produisent leurs effets. Par là, des aspects importants de la supers- tructure politique et idéologique restent en dehors de l'étude du processus révolutionnaire, et ne peuvent contribuer organiquement à son explication. L'exposé qui suit pourra, pensons-nous, contribuer à poser ce problème. Disons-le tout de suite, cependant : il est bien évident que, même sans chercher directement à mettre en cause tous les problèmes de l'historiographie de la Révolution française, ou plutôt du fait de cette limitation, un tel travail devait présupposer certaines thèses générales. Ce sont essentiellement, on le verra, celles qu'implique le concept de « révolution démocratique bourgeoise », emprunté à Marx et à Lénine, et qui concernent la forme singulière de cette révolution dans la société française 2. Selon cette conception, la Révolution française des a n n é e s 1789 et suivantes doit être a n a l y s é e 1. R é g i n e ROBIN : La Société française en 1789, Pion, Paris, 1970. 2. On trouvera une bonne mise au point de cette conception dans l'article de l'historien soviétique A. MANFRED, « La Nature du Pouvoir jacobin », La Pensée, n" 150, avril 1970. 12 LE FRANÇAIS NATIONAL comme un phénomène à la fois typique et exceptionnel dans l'histoire du capitalisme. Un phénomène « typique », nullement parce que la Révolution française constituerait un « modèle » que d'autres révo- lutions auraient plus ou moins bien approché (soit en l'anticipant, soit en le répétant), mais par sa place même et ses effets, dans l'histoire du capitalisme. La Révolution française marque bien le passage d'une é p o q u e à une autre. Elle ouvre dans toute l'Europe la phase uploads/Politique/ collection-analyse-rene-e-balibar-dominique-gilbert-laporte-e-tienne-balibar-pierre-macherey-le-franc-ais-national-politique-et-pratiques-de-la-langue-nationale-sous-la-re-volution-franc-aise-hachet.pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
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