Patrick Sériot Ethnos et demos : la construction discursive de l'identité colle

Patrick Sériot Ethnos et demos : la construction discursive de l'identité collective In: Langage et société, n°79, 1997. Analyse discursive et engagement : autour de l'Europe de l'Est. pp. 39-51. Abstract Sériot, Patrick - Ethnos and demos: Ethnos and demos: the construction of group identity through discourse. A permanent source of misunderstanding in any comparison between Eastern and Western Europe is die word « nation », as soon as we speak about collective entities. This paper opposes die Jacobine meaning, stemming from die Contract tiieory of die Enlightenment, whereby the nation is a political project (a Society, inexistent outside a State), and die Romantic concept, stemming from Herder's dieses, for which die nation is above all a people, a language, a culture (a homogeneous Community, which can exist prior to a State). This paper studies the functionning of those two meanings as discursive categories. Résumé Une source de malentendu constant au sujet des entités collectives dans tout travail de comparaison entre l'Est et l'Ouest de l'Europe est le terme de « nation ». On oppose id l'acception jacobine, issue du contractualisme des Lumières, où la nation est un projet politique (une Société, qui n'a pas d'existence en dehors d'un Etat), et l'acception romantique, issue des thèses herderiennes, pour laquelle la nation est avant tout un peuple, une langue, une culture (une Communauté homogène, qui peut précéder tout Etat). On étudie le fonctionnement de ces deux acceptions en tant que catégories de discours. Citer ce document / Cite this document : Sériot Patrick. Ethnos et demos : la construction discursive de l'identité collective. In: Langage et société, n°79, 1997. Analyse discursive et engagement : autour de l'Europe de l'Est. pp. 39-51. doi : 10.3406/lsoc.1997.2772 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1997_num_79_1_2772 Ethnos et demos : la construction discursive de l'identité collective1 Patrick Sér/ot Université de Lausanne (Suisse) Parmi les termes rendant compte des entités collectives, il en est un qui est à la source de malentendus constants entre l'Est et l'Ouest de l'Europe : celui de nation. L'exemple suivant nous servira d'illustration introductive. En 1983 paraît un livre russe publié à Moscou en traduction française : La population du monde, de Salomon Brouk, donnant une description de chaque pays du monde d'un point de vue dit "ethno- démographique". Quelques mois plus tard, dans L'Humanité du 29 février 1984 G. Marchais écrit une lettre ouverte au Comité central du PCUS, dans laquelle il exprime sa « très vive irritation » causée par ce livre. Il dit que l'auteur, « sous couvert de classification ethnographique [. . .] prétend diviser la population de notre pays entre, d'une part, ceux qu'il nomme "les Français", qui seraient, d'après lui, "44 millions, soit 82,5% de toute la population", et d'autre part [...] les Alsaciens, les Flamands, les Bretons, les Basques, les Catalans, les Corses, les Juifs, les Arméniens, les Tziganes et "autres" » . G. Marchais cite également un passage du livre ou il est dit, par exemple, que « les 1 . Je remercie Pierre Achard pour sa lecture attentive d'une première version de ce texte et pour ses très précieux commentaires. © Langage et société n° 79- mais 1997 40 PATRICK SERIOT Alsaciens-Lorrains s'apparentent aux Allemands ». L'argument essentiel de l'article est que : ces allégations [sont] odieuses et ridicules. [...] Pour nous, comme pour tous les citoyens de notre pays, est français tout homme, toute femme, de nationalité française. La France n'est pas un Etat multinational : c'est un pays, une nation, un peuple, fruits d'une déjà longue histoire. Toute tentative — opérant sur des critères hasardeux dont la frontière avec le racisme est imprécise — , visant à définir comme non "purement" français tels ou tels membres de la Communauté française, est une offense à la conscience nationale. Personne, ici, ne peut l'accepter, et notre Parti moins que tout autre. Cette réaction, me semble-t-il, repose sur une différence d'approche du problème de la nation, qui, lui-même, révèle un désaccord profond d'ordre politique et historique. Ainsi, pour pouvoir comparer les problèmes des minorités nationales en Europe de l'Ouest et de l'Est, avant même d'essayer de trouver si les situations sont comparables, il faut interroger la notion même de comparaison et de comparabilité, et forger des instruments de comparaison. En d'autres termes, il nous faudra trouver un cadre de "commensurabilité". Ce n'est qu'après que nous pourrons, par exemple, comparer la situation des Russes des Etats baltes avec celle des Français d'Algérie en 1962, ou la Moldavie avec le Pays Basque. Ce n'est qu'alors qu'on pourra décider si cela fait sens de parler de "décolonisation" à propos de l'Union Soviétique se retirant des Etats baltes, ou si utiliser le travail qui en Europe de l'Ouest a été fait sur la Corse ou le Pays de Galles peut apporter quelque lumière sur les problèmes du Kazakhstan ou de l'Ukraine occidentale. Avant tout j'aimerais montrer combien le poids des traditions historiques et idéologiques joue un rôle dans la façon dont sont traités les problèmes des minorités nationales, et que les discours construisent des catégories qui sont ensuite pensées comme étant naturelles. I. LA NOTION DE "NATION" II y a des domaines d'investigation scientifique qui sont courants en Russie et plus rares en France. Ainsi, par exemple, le thème du "caractère national dans la langue" est sérieusement étudié par les LA CONSTRUCTION DISCURSIVE DE L'IDENTITÉ COLLECTIVE 41 linguistes en Russie 2, alors que ce même même aurait peu de chances de trouver sa place dans des publications linguistiques universitaires en France3. Le simple fait qu'il soit étudié signifie au moins que l'existence même du caractère national d'une langue est considérée comme assurée en Russie mais plus difficilement en France, au moins en ce siècle finissant. Pour expliquer cette différence d'approche il vaut la peine de rappeler que la notion de "nation" a une histoire différente dans les différents pays européens. Dans la France de l'Ancien Régime la langue française n'était aucunement une langue "nationale", mais la langue nécessaire à l'ad- ministration et à l'élite intellectuelle4. La Révolution, en ce domaine, a apporté un brusque changement de point de vue : le triomphe de la langue française était le triomphe de la Nation et de la Raison. A la même époque, au contraire, en Allemagne 5, c'est la communauté de langue qui servait à définir la nation et qui sera la base pour la revendication d'un Etat national unifié. La Nation française est un projet politique, né dans de violentes luttes politiques et sociales. La Nation allemande, au contraire, est apparue d'abord dans les travaux des intellectuels romantiques, comme une donnée éternelle, reposant sur une communauté de langue et de culture. Pour ces derniers la langue était l'essence de la nation, alors que pour les révolutionnaires français elle était un moyen pour parvenir à l'unité nationale. Aussi pouvons-nous, de façon simplificatrice, opposer deux définitions du mot "nation" au XLXe siècle. En France, dans l'idéologie jacobine6, le 2. Cf. les travaux de Ju.N. Karaulov sur la « personnalité linguistique » des Russes, ou le « caractère national russe dans la langue russe ». 3. Certes, il conviendrait de nuancer. Le Que-Sais-je de R. Breton sur les ethnies mériterait un examen approfondi. 4. Du moins s'agit-il ici de la théorie implicite de la langue qu'on trouve dans l'Edit de Villers-Côtteret. Pour la vision de la langue qu'on trouve chez les Encyclopédistes, cf. Achard, 1986. 5. Du moins pour Herder, dans un rapport paradoxal entre une adhésion à la philosophie des Lumières et un rejet du politique. 6. Précisons qu'il ne s'agit pas ici d'opposer des « traditions nationales ». La France du XIX* siècle a été aussi une source de la pensée contre-révolutionnaire et conservatrice des plus raffinées sur le plan intellectuel (cf. Joseph de Maistre, Louis de Bonald). 42 PATRICK SERIOT peuple souverain proclame l'existence de la nation, une et indivisible. C'est l'Etat, c'est-à-dire une entité politique, qui donne naissance à la Nation, laquelle se pose alors comme "corps politique", discrète métaphore biologique. Dans la conception allemande romantique, au contraire, la Nation précède l'Etat7. Le Volk est une unité par essence, construite sur une communauté de langage et de culture. Dans la conception romantique, au commencement était la langue et la culture, alors que dans la conception contractualiste des Lumières et de la Révolution, la langue est le moyen de l'unification politique. En fait, il semble que l'idée allemand de Kultur soit liée à des pratiques culturelles traditionnelles, voire paysannes, alors que l'idée française de "civilisation" 8 est plutôt liée à la ville et à des valeurs "bourgeoises", qui doivent être étendues au territoire national tout entier, au détriment de la culture paysanne (les dialectes locaux, modes de vie traditionnels, etc.). L'idée romantique allemande de nation est un système organique dans lequel la langue est porteuse d'une "culture nationale" et est liée au "peuple" d'une façon irréversible9. La conséquence en est que dans la conception romantique le peuple a déjà une langue, alors que dans la conception contractualiste la langue "commune" doit être imposée à la population entière de la nation, même, et surtout, à cette uploads/Politique/ ethnos-et-demos-la-construction-discursive-de-l-x27-identite-collective.pdf

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