Foucault, Deleuze, Althusser & Marx Entretien paru dans la revue Savoir/Agir, n

Foucault, Deleuze, Althusser & Marx Entretien paru dans la revue Savoir/Agir, n° 18, décembre 2011 (éditions du Croquant) autour du livre d’Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx – La politique dans la philosophie, paru en 2011 aux éditions Démopolis Savoir/Agir : Dans votre livre, Marx, la relation à Marx, apparaît comme une clé pour la compréhension et de cette période des décennies 1960-1970, et de ces 3 auteurs Foucault, Deleuze, Althusser. Pouvez-vous nous expliquer votre approche ? Isabelle Garo : Mon parti pris de lecture a plusieurs motifs. Le premier et le principal est la volonté d’aborder ces trois auteurs comme des acteurs de la période, situés en permanence à la charnière du travail théorique et de l’intervention politique, une intervention politique d’un type bien entendu nouveau et rompant avec les formes antérieures de l’engagement. De ce point de vue, leur rapport à Marx est le lieu par excellence, le point névralgique, où se joue cette nouvelle conception du travail intellectuel, et cela parce que Marx est lui-même à la fois un théoricien, l’auteur en collaboration avec Engels d’une œuvre monumentale, et l’élément constitutif d’une culture politique, la culture communiste, au sens large. Lire Marx à cette époque, c’est se confronter à ses thèses, aux marxismes ultérieurs également, mais c’est par là même se situer par rapport aux forces politiques qui s’en réclament, à commencer par le Parti communiste français. Adopter cet axe de lecture permet d’échapper à deux écueils. Le premier consiste à rabattre des œuvres théoriques sur des choix politiques. Ce réductionnisme est toujours désastreux et, dans le cas des trois auteurs considérés, il conduit à manquer un rapport bien plus complexe, changeant et novateur à la vie politique qui leur est contemporaine, fait d’échanges réciproques. Le second est de se réfugier dans le commentaire académique et de gommer la nature d’intervention, souvent très ajustée aux circonstances, des textes et des œuvres produits par ces auteurs. Concernant Foucault, Deleuze et Althusser, cette lecture académique est corrélative d’une conception traditionnelle de la philosophie en tant que pure œuvre de l’esprit, liée à son histoire propre, celle des idées, plus qu’à son temps. Mais, contre cet embaumement, on a aussi tendance à lire Foucault et Deleuze (c’est moins vrai d’Althusser) comme des auteurs qui fourniraient aujourd’hui des pistes politiques immédiatement fécondes et immédiatement actuelles. Or, rendre justice à l’implication politique de ces auteurs, c’est les resituer dans leur contexte, celui des années 60 et 70, qui n’est absolument plus le nôtre aujourd’hui. Cela pose bien entendu, à nouveaux frais, la question de leur actualité, en même temps que celle de l’actualité de Marx et du marxisme, question qui m’intéressait au premier chef en rédigeant cette étude. Dans un premier temps, cette option permet en effet d’éclairer cette période historique dans toute son originalité, faisant jouer l’une sur l’autre les dimensions théoriques et politiques. Car il faut commencer par spécifier cette séquence et la distinguer du moment présent, si l’on veut poser le problème de l’actualité de Foucault, de Deleuze, d’Althusser, et de Marx. En ce sens, il me paraissait indispensable de consacrer le premier chapitre de ce livre à ce qui est bien plus qu’un contexte : plutôt un terreau et un terrain d’intervention pour des auteurs qui sont tous préoccupés par leur présent. Cette période est très vivante et très complexe, par delà sa réduction sommaire aux « Trente glorieuses » : il faut remonter au lendemain de la Libération pour voir comment se reconstitue très vite une droite offensive, décidée à reconquérir les avancées sociales 1 que la bourgeoisie compromise dans la collaboration a dû concéder, et comment s’élaborent les thèses néolibérales, aujourd’hui dominantes, en même temps que les instruments médiatiques et institutionnels de leur diffusion et de leur application. Dans le même temps, le Parti communiste reste un acteur central, mais qui va vite être mis en difficulté. Les causes sont multiples, elles tiennent à ses choix stratégiques mais aussi à un contexte national et international marqué par l’habileté du pouvoir gaulliste, par le discrédit croissant des pays socialistes. S’y ajoute la montée rapide de la deuxième gauche du côté de la SFIO et de la CFDT, et les transformations politiques et sociales concourant à la « rénovation du capitalisme » dans une période de croissance et de luttes sociales très vigoureuses, qui déboucheront sur la mobilisation exceptionnelle de 1968. Il faut aussi prendre en compte le dynamisme d’une extrême gauche diversifiée, peu nombreuse mais extrêmement active, qui jouera un rôle intellectuel et politique important aux points clés de cette configuration. Dans ce contexte, le débat intellectuel acquiert une importance exceptionnelle : car c’est sur ce terrain que vont s’élaborer les nouveaux axes politiques et que va se jouer le recul du marxisme en même temps que celui des perspectives de dépassement du capitalisme. C’est pourquoi ce paysage politique en mutation éclaire les relectures critiques de Marx et du marxisme qui vont s’effectuer tout au long de la période : ces relectures ne sont pas seulement mues par des objectifs d’ordre théorique, mais elles s’élaborent sur le terrain philosophique précisément parce qu’elles y trouvent l’occasion de structurer ces préoccupations novatrices à gauche, tout en s’émancipant de toute discipline de parti et en s’installant solidement dans le cadre universitaire. Les œuvres importantes qui en résultent vont offrir à un lectorat élargi et attentif des productions originales, de haut niveau, souvent d’une grande technicité. La vitalité de la scène intellectuelle française est incontestable, accompagnant le déclin de la gauche radicale. Pour comprendre pleinement cet épisode, il faut aussi s’arrêter sur la place singulière qui est celle de Marx et du marxisme en France. On peut considérer que cette présence est de nature profondément paradoxale : si le nom de Marx est et reste le signe et l’insigne d’une culture politique, la lecture des œuvres reste limitée et se reflète par la connaissance très partielle, délibérément partiale même, qu’en ont Foucault et Deleuze. Les traductions en français des œuvres de Marx et d’Engels sont lentes, incomplètes et ce sont surtout des choix de textes ou des résumés qui sont proposés au public. Par ailleurs, si le marxisme français existe bel et bien, il est en but à l’hostilité institutionnelle en dépit de la légende de son hégémonie. Malgré des efforts de renouvellement et une vitalité réelle dans certains secteurs de recherche, il connaît globalement une relative sclérose et peine surtout à rendre compte du présent. Ses difficultés à irriguer une réflexion politique de nature stratégique vont jouer un rôle majeur dans son recul. Ces difficultés du marxisme français sont un des éléments de la crise plus large qui est celle du communisme français : l’espace que libère cette crise va tout naturellement susciter des interventions théoriques et politiques concurrentes. Pour des raisons qui tiennent cette fois à la situation de la philosophie en France, à son enseignement au lycée et à l’université, à l’activité éditoriale et médiatique, c’est sur ce terrain philosophique que vont se développer de façon privilégiée des œuvres fortes, même si l’histoire et la sociologie connaissent de leur côté un fort renouvellement. En somme, si la décomposition des dimensions théorique et pratique fait entrer en crise le marxisme français et le communisme politique, elle offre des opportunités nouvelles à des intellectuels ambitieux et elle explique, en partie au moins, le formidable essor de la philosophie française de la période. Pour autant, il ne s’agit absolument pas de considérer que c’est la fin du lien à la politique qui permet à la philosophie de se redéployer sur son terrain propre : si un espace nouveau s’ouvre pour le travail théorique, c’est précisément dans la mesure où ce dernier parvient à prendre en charge, à décaler 2 et à réélaborer les questions politiques, qui deviennent son moteur interne le plus fort. Autrement dit, la théorie n’est pas alors le substitut d’une pratique absente, elle accompagne et prépare les mutations du champ politique. Il faut ajouter que cette nouvelle intrication du théorique et du politique est une des conséquences de ce qu’on a nommé le fordisme, dont les acquis sociaux sont aujourd’hui en cours avancé de démantèlement sous les assauts de la contre-réforme libérale. Dans les années 60 et 70, la perspective idéologique dominante est celle d’un capitalisme stabilisé, voire même de rapports sociaux plus égalitaires. S’ajoutant au discrédit du socialisme « réellement existant », cette conviction contribue à délégitimer toute perspective révolutionnaire, en dépit de son ancrage alors persistant. Après 68, une dépolitisation de masse s’installe et elle va permettre la formidable opération du milieu des années 70, dirigée contre le marxisme et plus largement contre toute perspective de transformation sociale, assimilée au totalitarisme, face la montée de l’union de la gauche. On sait mieux, aujourd’hui, à quel point l’opération médiatique de promotion des « nouveaux philosophes » a pesé dans le retournement de conjoncture politique et idéologique qui caractérise la période. Mais la portée proprement théorique ou plutôt idéologique cette opération ne doit pas être surestimée : elle est aussi l’un des symptômes de l’effort de reconquête uploads/Politique/ fda-amp-m-savoiragir.pdf

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