Les leçons de la catastrophe Critique historique de l’optimisme postmoderne Jea
Les leçons de la catastrophe Critique historique de l’optimisme postmoderne Jean-Baptiste FRESSOZ Plus les catastrophes se répètent et moins nous semblons en mesure d’en tirer les leçons. Notre foi dans le progrès et notre souci de la rentabilité économique sont tels que, contrairement à ce que prétend le discours postmoderne, nous ne sommes pas sortis des illusions de la modernité. « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe ». Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Payot, 1982, p. 342. Les catastrophes qui s’enchaînent engendrent curieusement de grandes espérances. Peu après le désastre de Fukushima, Le Monde publiait une série d’articles aux titres bien sombres mais qui témoignaient en fait d’un optimisme à la fois naïf et paradoxal1. Ulrich Beck, le sociologue allemand mondialement connu pour sa théorie de la Société du risque, expliquait : « C'est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s'effondrer » ; selon le psychosociologue Harald Walzer, c’est « l’ère de la consommation et du confort qui va s'achever ». L’annonce que font ces articles de la clôture d’une époque, l’emploi du futur proche ou de la locution « en train de » trahissent une conception téléologique de l’histoire : la catastrophe n’est pas même refermée qu’elle présage déjà d’une aube nouvelle de responsabilité, de réflexivité et de souci écologique. Car cette fois-ci, bien entendu, les choses ne peuvent continuer « comme avant ». 1 Le Monde, 26 mars 2011, desquels il faut distinguer l’article rageur et politique d’Isabelle Stengers, « Comment n’avaient-ils pas prévu ? » 1 D’où nous vient cet optimisme ? Outre la tradition millénariste si profondément ancrée dans nos représentations du désastre, ou bien la confiance progressiste dans notre capacité à réformer soudainement nos habitudes de pensée et de vie, ce qui ressort dans les articles post- Fukushima, c’est en fait la vulgate de la théorie de la postmodernité. Car depuis les années 1980, dans la théorie sociale, la catastrophe technologique est devenue emblématique ou précurseur d’une immense rupture historique. Rupture avec le projet de maîtrise technique du monde, rupture avec l’idée de progrès, avec le mépris de la nature, avec le consumérisme… rupture en somme avec tout ce qui caractériserait la modernité elle-même. La catastrophe occupe une place essentielle dans le récit du dessillement postmoderne, car elle représente un moment d’involution de la modernité qui se trouve confrontée à ses propres créations. C’est ce mouvement qu’a théorisé Ulrich Beck en 1986. Sous le titre ambigu de La Société du risque ce livre décrivait en fait une sortie du paradigme du risque et l’entrée dans celui de l’incertitude2. Son point de départ est que les risques ont changé de nature. Premièrement, ils ne sont plus naturels mais issus de la modernisation elle-même. Le progrès technique, au lieu de les diminuer, est devenu un facteur de risques. Deuxièmement, ces risques manufacturés se sont plus rigoureusement des risques, mais des incertitudes, c'est-à- dire qu’ils ne sont plus calculables, on ne peut plus leur attribuer une probabilité et estimer leurs incidences, on ne peut donc plus simplement les assurer comme la société de la fin du XIXe siècle avait réussi à le faire pour les risques industriels3. En lien avec cette théorie, l’auteur annonçait aussi l’émergence d’une société postmoderne répudiant les certitudes (supposées) de la société industrielle, productiviste et progressiste du XIXe jusqu’aux trente glorieuses. Le politique dans la société postmoderne vit et s’organise autour du risque et dans l’anticipation de la catastrophe. On dit aussi de la modernité qu’elle est devenue réflexive, c'est-à-dire qu’elle questionne dorénavant sa propre dynamique. 2 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, 1986, Paris, Le Seuil, 2002. Soulignons que la catastrophe chez Beck n’est pas vraiment abordée en tant que telle, mais plutôt comme un phénomène dont l’anticipation transforme le social et le politique. 3 Ulrich Beck cite d’ailleurs très souvent le livre de François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, qui traite de la mise en place des assurances contre les accidents du travail à la fin du XIXe, pour contraster les risques individuels et assurables du passé aux incertitudes contemporaines, comme si l’ouvrage de Ewald résumait à lui seul le paysage des risques industriels et écologiques auxquels étaient confrontées les sociétés du XIXe. Cf. Ulrich Beck, « From industrial society to the risk society: questions of survival, social structure and ecological enlightenment », Theory and Culture, vol. 9, 1991, p. 97-123 et World at risk, p. 7, 52, 53. 2 Société industrielle (moderne, du progrès) Société du risque (postmoderne, réflexive) Risques naturels Risques produits Risques locaux Risques globaux Risques instantanés Risques indéfinis Risques calculables et assurables Incertitude Incidence limitée, probabilité définie Conséquences infiniment désastreuses, probabilité infiniment faible Techniques analysables, déterminisme Systèmes complexes, chaos Assurances Controverses sociotechniques Inconscience environnementale Ecologie scientifique Irresponsabilité Responsabilité pour le futur Conflit social quant à la répartition de la production Conflit social quant à la répartition des risques produits par la production Modernité et modernité réflexive4 Si ce récit a connu un succès immense, bien au delà des sciences sociales, c’est que son efficacité rhétorique invitait à refonder le politique. Il fallait transformer nos institutions, les rendre aptes à gouverner non seulement les humains, mais aussi tous les êtres que la technique avait mobilisés pour notre confort. Les philosophes Michel Serres ou Bruno Latour entreprirent d’écrire une nouvelle constitution, un nouveau « contrat naturel » visant à intégrer humains et non-humains de manière symétrique dans nos « collectifs » ; des sociologues comme Michel Callon étudièrent à partir des années 1990 les « controverses sociotechniques », les « forums hybrides », les « conférences de consensus » et plus généralement toutes les formes délibératives et participatives qui devaient guider l’action politique dans un « monde incertain ». C’est dans ce triptyque théorique « société du risque », « société réflexive » et « participation » que se sont inscrits la majorité des travaux sociologiques des vingt dernières années portant sur la gestion du risque, des technosciences 4 Ce tableau esquisse à grands traits la notion de modernité réflexive. Voir Ulrich Beck, La société du risque, vers une autre modernité, [1986] Aubier, 2001 ; Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, [1991] L’Harmattan, 1994 ; Nicklas Luhmann, Risk a Sociological Theory. New-York: De Gruyter, 1991 ; Helga Nowotny et Peter Scott, Re-thinking science. Knowledge and the public in an age of uncertainty, Londres, Polity Press, 2001. Les sociologues ont proposé diverses dénominations pour signifier la nouveauté radicale de notre temps : « société du risque », « modernisation réflexive » (Beck), « seconde modernité » (Giddens), « haute modernité » (Luhmann), « société de mode II » (Nowotony), « transformation de l’agir humain » (Jonas). Il faudrait souligner les différences d’approches entre la démocratisation de la technoscience (Beck ou Nowotny) et l’heuristique de la peur (Jonas). Mais ces auteurs se retrouvent d’accord quant au récit sous-jacent de transformation récente de l’agir technique. 3 et des catastrophes, travaux qui en filigrane semblaient préfigurer une démocratie élargie aux questions techniques et environnementales5. Un quart de siècle a passé. L’espoir d’une société devenue enfin réflexive s’éloigne à mesure que la crise environnementale s’approfondit. Aussi est-il temps de questionner la pertinence du grand récit, ses lacunes historiques et sa vision optimiste du contemporain. Nous n’avons jamais été modernes… mais nous l’avions toujours su ! La position de Bruno Latour, quoique plus subtile, entérine finalement le grand récit de la postmodernité. Car si Nous n’avons jamais été modernes, (et ni postmodernes non plus donc), c’est bien maintenant seulement, grâce à la crise environnementale, que nous réalisons notre « a-modernité ». Selon Latour, les sciences et les techniques auraient multiplié de manière subreptice les hybrides de nature~société en même temps que la « constitution moderne » séparant science et politique, nous aurait empêché de les voir. Et c’est grâce au champ « science, technique et société » consacré à l’étude de ces hybrides (et dont Latour est un fondateur) que nous aurions enfin compris notre a-modernité. Le moment est assez solennel puisque se refermerait alors une parenthèse moderne (ou plutôt faussement moderne) de trois siècles. En 1991, Bruno Latour ouvrait son fameux essai par une page de journal : la couche d’ozone, le virus du sida, ou un nouveau contraceptif tissaient ce jour-là les imbroglios de science, de droit et de politique qui fabriquent nos sociétés. Ouvrons maintenant le très officiel Moniteur universel pendant l’été 1800. En mai et juin, des médecins débattent pour savoir si la « vaccine », une mystérieuse maladie des vaches découverte en Angleterre, permettra d’éradiquer la variole ou bien causera la dégénérescence de la population. Le vaccin se transmettant de bras à bras, suivant une chaîne toujours plus longue, vacciner revenait à introduire un fluide ayant transité dans des centaines de corps humains, peut-être affectés de maladies héréditaires. Le médecin Marcus Herz demande un moratoire sur les vaccinations. Il faut étudier les conséquences de long terme du nouveau virus, sur deux générations uploads/Politique/ fressoz-les-lecons-de-la-catastrophe-critique-historique-de-l-x27-optimisme-postmoderne.pdf
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- Publié le Jan 16, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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