Généalogies politiques des Temps modernes. Le monstre et le tout social. Jacque

Généalogies politiques des Temps modernes. Le monstre et le tout social. Jacques Guilhaumou, Version amplifiée de « Les monstres dans l’ordre social. Généalogies du « monstre en politique » de Machiavel à Sieyès », in Le « monstre » humain. Imaginaire et société, sous la dir. de Régis Bertrand et Anne Carol, Publications de l’Université de Provence, 2005, p. 179-190 et de « Genealogias politicas de los tempos modernas. El monstruo y el todo social », Revista de Estudios Politicos, 132, 2006, p. 101-132. Introduction Le discours sociologique accorde au problème de la cohésion sociale une position centrale dans sa réflexion actuelle sur la société. Qui plus est, André Donzel1 précise en quoi l’abord de ce problème est devenu un enjeu politique depuis que la Commission européenne le considère, dès la fin des années quatre- vingt-dix, comme l’une de ses préoccupations majeures en matière de politiques publiques. Il précise alors, à l’aide de notre collaboration, en quoi une approche généalogique de la notion-concept d’ordre social, intimement liée à la réflexion historique sur « la cohésion des parties » du Tout dans les Temps modernes, peut éclairer sous un jour particulier une telle préoccupation majeure des sciences sociales. Notre objectif est présentement d’investir, à la façon d’un contexte, cette approche généalogique dans un questionnement sur la manière dont le discours politique en est venu à un partage entre les figures humaines et les figures monstrueuses au sein de sa réflexion sur l’ordre social et politique. Ainsi, Alain Brossat, dans son ouvrage sur Le Corps de l’ennemi : hyperviolence et démocratie2, se demande si l’observateur de la société actuelle s’est vraiment donné ainsi les moyens de comprendre le retour périodique de la barbarie dans les sociétés actuelles. Peut-il vraiment se passer de la figure du monstre en politique ? Telle est la question que nous souhaitons aborder sous l’angle de la généalogie historique des concepts, en associant dans un même trajet les notions de cohésion (sociale)/ordre (social) et le désignant de monstre (s) tout au long des Temps modernes (16ème-18ème siècles). 1 La cohésion sociale et territoriale en Europe, étude réalisée pour la DATAR sous la direction d’André Donzel et avec la collaboration de José Da Silva, Jacques Guilhaumou et Juliette Rouchier, LAMES, MMSH, Aix-en –Provence, 2002, 89 p. 2 Paris, La Fabrique, 1998. Historien du discours politique, nous nous proposons donc de donner un sens global, donc à la fois historique et langagier, à ce trajet « hybride » à deux têtes, si l’on peut dire. Du petit angle au grand angle, il s’agit d’abord de reconstituer la généalogie du « monstre en politique » - expression attestée au 18ème siècle - à travers quelques grands inventeurs de « la science politique » de Machiavel à Sieyès, tout en soulignant la présence initiale et positive des monstres dans La Cité de Dieu d’Augustin. Mais, en grand angle, notre objectif est d’y associer, sous la forme d’un contexte, la généalogie de la notion-concept d’ordre social. Adoptant une perspective d’histoire des concepts3, nous considérons que la compréhension des faits historiques nécessite une connaissance précise de leurs espaces discursifs de conceptualisation, sans pour autant réduire les faits à des pensées4. Qui plus est, les auteurs majeurs de la pensée politique moderne ne se contentent pas de conceptualiser dans un contexte historique donné : en disant ce qu’ils disent, ils sont agissants5. Il nous importe ainsi de circonscrire ce que tel ou tel auteur fait en écrivant comme il l’a fait, donc de préciser en quoi les notions de monstres et de cohésion(ordre), saisies conjointement, ont acquis un fort potentiel normatif qui leur permet de devenir des arguments de l’action humaine, après avoir été des arguments de la providence divine. Précisons enfin qu’une des caractéristiques majeures de cette recherche tient aussi au fait qu’elle a été menée en grande part à partir de ressources disponibles sur le Web. D’une part, la banque de données numériques de la BNF, Gallica, met à notre disposition en mode image une part essentielle des grands textes politiques de la période moderne. D’autre part, il est possible de croiser ces données avec des interrogations en plein texte, pour part de ces ouvrages, sur la base Frantext6. Enfin, l’actualité de la thématique du monstre a suscité la publication sur la toile de travaux divers, de l’article à l’exposition7 en passant par des travaux universitaires. I- La Cité et ses monstres : d’Augustin à Machiavel. 1-L’héritage médiéval. 3 Voir notre ouvrage à paraître sur Discours et événement. L’histoire langagière des concepts. Et de manière plus spécifique sur les notions-concepts, Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier (eds), Des notions-concepts en révolution, Paris, Société des études robespierriste, 2003. 4 Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997. 5 Quentin Skinner, Visions of Politics. Regarding Method, Cambridge, CUP, 2002. 6 A cette base s’associe le contenu intégral de l’Encyclopédie. 7 A l’exemple du livre-exposition sur Les Monstres à la Renaissance et à l’âge classique que l’on peut « feuilleter », depuis janvier 2004, sur le site : http ://www.bium.univ- paris5/histmed/expos.htm. 2 Durant la période médiévale, la cité de Dieu domine sans partage la cité terrestre dans les croyances des hommes. Il existe bien sûr un ordre des choses, en particulier pour le monde matériel, mais sa cohésion propre relève in fine de l’intervention divine. Cependant l’idée de cohésion est d’abord associée à une communauté de sentiments et de croyances. Dans la pensée médiévale, l’ordre divin domine un monde façonné par la perfection de Dieu ; il revient alors au roi, sous le contrôle de l’Eglise, d’incarner une telle domination sans partage. Ainsi l’Eglise exhorte le roi à diriger, c’est-à-dire à « agir droitement », et à incarner l’Etat dans la mesure où il est l’image de la domination et de l’harmonie de l’ordre divin. Le peuple de la cité terrestre ne peut donc pas faire ce qu’il veut, mais il peut « bien vouloir » s’il accepte le joug de l’Etat8. Où se situent les monstres dans un tel ensemble ? Contemplant une mosaïque du port de Carthage qui représente des monstres de genre humain ou d’apparence humaine, Augustin en vient à considérer ces monstres comme des « êtres animés, rationnels, mortels » à l’exemple des « espèces monstrueuses d’hommes » issus de la descendance de Noé. Ainsi l’existence des monstres n’est en rien contradictoire avec l’ordre divin. Au contraire, la présence de ces monstres atteste de l’unité du tout au sein de la Cité de Dieu: « Dieu, créateur de toutes choses, sait bien où et quand il faut ou qu’il a fallu qu’une chose soit créée ; il connaît par quelles similitudes, par quels contrastes s’agence la beauté de l’univers. Or celui qui ne peut considérer l’ensemble est choqué par l’apparente difformité d’une partie, dont il ignore l’accord et le rapport avec le tout » 9. Dans l’étymologie du mot de monstre, le latin monstrum nous rappelle donc à sa part divinatrice, non réductible aux effets de la superstition, de l’imagination chez des hommes incapables d’appréhender le tout à la différence de Dieu. Qu’en est-il plus précisément de cette articulation entre le monstre et le tout ? Augustin, après avoir défini le peuple comme « le regroupement d’une multitude raisonnable dans une communauté harmonieuse autour d’objets aimés », précise, en appui sur la parole de l’apôtre, que « c’est pas le corps du Christ que le corps tout entier est assemblé et uni par le lien de toutes sortes de secours, selon la mesure et l’opération de chaque partie »10. La « cohésion des parties » - expression centrale dans la généalogie de la catégorie « terminale » d’ordre social - ne relève pas ici du travail de l’esprit humain, simple ornement de la vie 8 Voir Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995. 9 Cette citation est extraite d’un paragraphe sur les êtres monstrueux dans le Livre XVI, VI- VIII de La Cité de Dieu, Edition de la Pléiade, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 660-663. Nous renvoyons également au commentaire de ce texte par Virginie Mayet dans son mémoire de maîtrise disponible sur le Web sous le titre Saint-Augustin et la superstition dans La Cité de Dieu. 10 Voir les pages 888 et 1018 du volume II des Oeuvres, ibid. 3 terrestre. C’est de la spiritualité qui émane du corps humain, donc de la reconnaissance de l’amour de Dieu, de sa bonté et de la providence au sein d’un ordonnancement issu de la préscience divine, que l’homme peut prodiguer toutes sortes de secours réciproques aux autres hommes, et donc être en cohésion avec eux. Si l’homme croît en la maîtrise de soi dans des actions volontaires, il est condamné au péché et donc au malheur. Au contraire, si l’homme accepte la sujétion divine, et son corollaire la contrainte étatique, il participe de l’harmonie d’un ordre où chaque chose est à la fois distincte et disposée dans son lieu propre. Il n’y a donc rien en dehors de l’ordre, et l’ordre est ce uploads/Politique/ genealogies-des-temps-modernes-le-monstr.pdf

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