ARISTOTE Sur la justice E ´ thique à Nicomaque, livre V Traduction de Richard B

ARISTOTE Sur la justice E ´ thique à Nicomaque, livre V Traduction de Richard Bodéüs E ´ dition de Daniel Agacinski 116 pages 4,80 € LIRE ARISTOTE : UNE INTRODUCTION A ` LA PHILOSOPHIE POLITIQUE La philosophie politique : l’éveil à la philosophie ? L’étude de la partie du programme consacrée à la politique représente chaque année pour moi une déception. L’attente que j’en ai est grande, car je reste persuadée que c’est dans ce cours que se trouve le cœur de l’enseignement que j’ai à transmettre aux élèves de terminale et qu’en réalité, si l’on devait réduire le pro- gramme à un seul champ, c’est celui-ci qui ferait le mieux l’affaire. Je pense aussi que les problèmes qu’on y traite doivent faire écho à des situations connues des élèves, directement ou au moins indirectement par l’ac- tualité. Mais chaque année cette attente est déçue. La 103 technicité de la philosophie et, plus précisément encore, de la philosophie politique représente un frein ; le fait aussi, je crois, qu’en définitive la distinction n’est pas si facile à établir entre le discours philosophique et le discours que les élèves ont l’habitude d’entendre, dans les médias, notamment. Le cours les intéresse alors peu car ils ne voient finalement pas ce qu’il apporte de plus à ce qu’ils entendent déjà quotidienne- ment. Pour surmonter ces difficultés, je suis arrivée à la conclusion que l’étude du livre V de l’E ´ thique à Nicomaque propose une solution particulièrement efficace. En fait, il y a, dans l’approche qu’Aristote propose de la politique et de la chose publique, l’usage d’un bon sens qui permet, me semble-t-il, de trouver un bon terrain d’entente et de dialogue avec les élèves. La démocratie selon Aristote : le bonheur en commun Même si la question n’apparaît pas en tant que telle dans le programme, j’articule mon cours autour de la question de la démocratie. Or, il n’est pas facile face aux élèves de proposer une approche critique de la démocratie, pas facile non plus de redonner du sens et de la valeur à ce qu’ils considèrent comme un acquis. Montrer les limites de la démocratie peut rapidement mener à une impasse (car que proposer d’autre ?). Dans le même temps, signifier l’importance et la valeur de la démocratie peut apparaître comme une évidence, une banalité. Or, la notion d’une communauté 104 d’hommes libres, raisonnables et unis par un lien d’en- tente, voire d’amitié, pose un idéal démocratique inté- ressant et attractif. « Nous appelons justes les prescriptions susceptibles de produire et de garder le bonheur et ses parties constituantes au profit de la communauté des citoyens » (4.1.). Plus que l’idée d’un intérêt général ou d’une volonté générale, l’idée d’un bonheur commun propose un objectif simple pour la démocratie et la cité, et un objectif, je crois, qui corres- pond à l’attente des élèves. Car même s’ils compren- nent que l’E ´ tat ne peut pas garantir le bonheur, ils en attendent quand même beaucoup et notamment, à minima, les conditions d’un bonheur possible pour tous et pas seulement pour quelques-uns. C’est bien cela que les élèves considèrent, à juste titre, comme juste, juridiquement et politiquement. Or, l’intérêt du texte tient d’abord au fait que, à tra- vers ses définitions de la justice, Aristote nous propose une approche immanente du problème de définition de la justice, centrale dans l’étude du droit mais aussi de la politique. Ce n’est plus dans une norme transcen- dante, et d’ailleurs difficile à définir, que l’on va trouver un critère de justice qui pourrait prétendre à l’universa- lité, mais bien dans l’étude des rapports mouvants qui s’instaurent entre les éléments constitutifs de la société. D’ou `, d’ailleurs, un lien avec la question des échanges qui n’est pas évident a priori. Puisqu’il est, dans la jus- tice, question de l’égal, ce sont ainsi les biens qui sont concernés au premier chef. Ainsi, la justice doit aussi et peut-être avant tout s’établir dans les transactions, j’y reviendrai. En tous les cas, dans le refus d’une idée de la justice absolue et figée, Aristote réconcilie morale 105 et politique tout en les distinguant. A fortiori à une époque ou ` la question des valeurs refait étrangement surface dans le débat politique, il importe, à mon sens, de faire la démonstration que la relativité et le mouve- ment ne sont pas arbitraires mais au contraire justes. La cohérence d’ensemble du propos d’Aristote, qu’on pourrait réduire à un principe que serait la définition qu’il donne de la nature comme principe de mouve- ment, permet de replacer la question des rapports entre morale et politique dans des cadres, peut-être loin des habitudes de pensée des élèves, mais sans doute plus près du bon sens et de leurs intuitions. C’est donc à partir de l’analyse des rapports qui doivent présider entre les éléments constitutifs de la cité et entre les élé- ments qui circulent dans la cité, qu’Aristote va déduire sa définition de la justice, en refusant, comme nous l’avons dit, de la concevoir comme un absolu transcen- dant et donc comme une norme morale, qui serait exté- rieure et supérieure au droit. C’est aussi gra ˆce à cette définition, centrée sur le rapport entre différents élé- ments disparates, que la justice pourra s’accorder avec le mouvement de la réalité qu’elle doit informer. C’est bien autour de cette question du mouvement des choses, auquel la justice doit pouvoir coller si elle veut être ce qu’elle prétend être, que j’articule ma lecture de ce livre V. La justice ne peut pas être un absolu, une « chasse gardée » de la morale que le droit se contente- rait de refléter, de manière imparfaite, et à laquelle il devrait se soumettre. Dans une réalité mouvante et changeante, celle que nous connaissons, il ne saurait y avoir d’absolu figé qui puisse prétendre être juste. En se définissant avant tout comme une manière de mettre 106 en relation différents éléments, la justice est toujours adéquate aux choses qu’elle régule. Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ? Cette approche permet ainsi de résoudre la question des rapports entre droit naturel et droit positif, plus généralement donc la question du fondement du droit positif et donc, in fine, de sa légitimité. Même si, en grande partie, il s’agit d’offrir avant tout aux élèves des alternatives entre lesquelles ils choisiront de manière autonome, il n’est pas pour autant possible de les lais- ser face à une aporie. Or, la question du rapport entre droit naturel et droit positif conduit rapidement à une telle impasse. Nous ne pouvons pas nous contenter d’un positivisme juridique qui refuse de postuler quelque idée de la justice que ce soit en dehors et au- dessus du droit positif. Nous avons du mal à donner un contenu universel à l’idée de droit naturel, si nous voulons admettre qu’elle existe. Et, ici encore, la solu- tion proposée par Aristote convient parfaitement. « Bien sûr, chez les Dieux, les variations sont peut-être totalement exclues, mais chez nous il y a place pour quelque chose qui, quoique naturel, est en fait sujet au changement dans sa totalité, et pourtant l’on y dis- tingue ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. » (12.4.2.). Une justice immuable, comme divine, ne serait tout simplement pas humaine et donc pas juste. C’est aussi le refus d’une conception abstraite et for- melle de l’universel. On retrouve l’idée du mouvement, 107 comme sceau de notre condition, et donc l’idée d’une justice qui soit une mesure, seule manière de mettre en adéquation des principes abstraits et une réalité mou- vante, seule manière d’éviter un monde qui sortirait de ses gonds, parce qu’il ne serait plus en adéquation avec les structures figées supposées le gouverner. A ` l’avance, Aristote réfute ainsi la critique du droit que fait Pascal. « Ainsi le feu, aussi bien ici que chez les Perses, pro- voque des brûlures, alors que les choses justes, on les voit changer. » (12.4.1.) « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dira Pascal. Oui, mais quoi de plus normal si nous voulons être justes ? Cela ne signifie pas que nous pouvons nous contenter d’un pur relativisme, ou que nous devons courber l’échine face à n’importe quelle loi ou à n’importe quel régime politique : car « il n’y a qu’un seul régime partout qui soit le meilleur d’après la nature » (12.4.3.). Tout droit n’est donc pas juste simplement parce qu’il est. Cependant, nous ne pouvons trouver dans le changement une disqualifica- tion du droit. Cette idée offre également une solution élégante au problème de la démocratie : en apparence, en effet, comment ne pas être critique face à un régime qui semble en permanence courir après les mœurs pour s’en inspirer et essayer de les réguler, qui semble avoir substitué le réalisme à la morale ? Mais nous compre- nons justement ici que le mouvement est son essence et l’essence de sa justesse. Un régime qui imposerait une structure fixe et immuable serait injuste, contre nature. C’est uploads/Politique/ fiche-sur-la-justice.pdf

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