JEAN RIVERO Consensus et légitimité Les mots dont la définition varie avec ceux

JEAN RIVERO Consensus et légitimité Les mots dont la définition varie avec ceux qui les emploient inspirent, à qui veut les utiliser pour une recherche, un sentiment d'insécurité. Ceux qui donnent son titre à cette étude aggravent encore ce sentiment : l'un et l'autre, pour des raisons différentes, voire inverses, inspirent une défiance qui leur est propre. Légitimité : le terme, de l'émigration à la Résistance, de Coblence à Vichy, a véhiculé trop de passions politiques, a trop souvent servi les grandes polémiques nationales pour qu'on ne le soupçonne pas de conserver quelque chose de tant de tumultes, au détriment de sa transparence scientifique. Consensus : le mot ne traîne pas ce lourd héritage historique. Son emploi généralisé est récent, et c'est en cela qu'il inquiète. Ces astres qui, d'un seul élan, se hissent au plus haut du ciel du vocabulaire sont-ils autre chose que des étoiles filantes ? Est-ce à leur valeur d'explication ou au snobisme du jour qu'ils doivent leur succès, périssable comme lui ? Soupçon qui s'accroît lorsque le nouveau promu, rompant avec le rejet du latin qui est de rigueur dans' le « discours » d'aujourd'hui, s'orne d'une terminaison en us... On sait, depuis les médecins de Molière, que le recours au prestige de Rome peut sauver la dignité scientifique des idées fausses ou vagues, et leur permettre, sous la toge, de se faire prendre au sérieux. Il faut pourtant dépasser ces a priori. La légitimité, dans la mesure où elle évoque la recherche d'un titre qui fonde le pouvoir sur autre chose que la force, est, pour toute société qui se veut civilisée, un problème clef. D'autre part, si les sciences sociales ont arraché « consensus » au domaine de la physiologie où Littré le cantonnait, ce ne peut être sans raison : la prise de conscience d'un phénomène jusqu'ici mal cerné appelait un mot pour l'individualiser. Pouvoirs 5, 1978 58 Jean Rivero Reste, par-delà les mots, à tenter de serrer de plus près les deux nébuleuses auxquelles ils ont donné un nom. Réfléchir à leurs fron¬ tières d'abord, et par-dessus les frontières, à leurs éventuelles rela¬ tions, est la double perspective dans laquelle se situent ces remarques. Les frontières entre consensus et légitimité La légitimité est la pierre philosophale qui transforme en or pur le plomb vil du pouvoir de fait. Elle est cette qualité qui fonde en droit l'autorité des gouvernants et leur permet de demander l'obéis¬ sance des gouvernés sur une autre base que la raison du plus fort. La difficulté commence lorsqu'il s'agit de déterminer les critères dont dépend cette transmutation. La conception la plus étroitement juridique ne dissocie pas légitimité et légalité : l'autorité légitime est celle dont l'avènement est survenu sans rupture constitutionnelle, en application des textes en vigueur. Illégitime, par contre, celle qui, pour accéder au pouvoir, a utilisé la force contre les institutions régulières. Reste que la tâche originelle peut être effacée : que le coup de force engendre un nouveau texte constitutionnel, accepté de façon expresse ou tacite par le pays, et le gouvernement de fait réintègre la bonne société des gouvernements légitimes : le monde n'en compte¬ rait guère s'il en était autrement... C'est la possibilité de cette absolution par le retour au droit que contestent tous les intégristes d'une légitimité déterminée. « Dix-huit brumaire » : le Mané Thecel Phares que Victor Hugo fait luire dans la nuit du tombeau impérial ne peut être effacé parce que les plébis¬ cites ne sont qu'une caricature de l'investiture par le seul souverain, le peuple. Sa ratification a posteriori est suspecte. Elle ne peut revenir sur ce qui avait été l'objet d'un choix vraiment libre. Mais, avant que s'affirme la légitimité démocratique, un autre légitimisme, fondé sur le droit exclusif de la lignée capétienne à diriger la France de mâle en mâle par ordre de primogéniture confondait dans le même refus tous les pouvoirs qui usurpaient le trône sous le couvert de la branche cadette, de la République ou de l'Empire. Légitimité née de l'accord avec un texte de droit positif ? De l'accord avec un principe ? Les grands débats de la Libération ont renouvelé le problème. La contestation de la légitimité du Gouverne¬ ment de Vichy était sans doute nécessaire à l'affirmation de la France libre. Mais, justifiée par les nécessités de la lutte, la thèse officielle de l'usurpation ne trouve plus guère de défenseurs aujourd'hui. La continuité formelle qui s'est affirmée dans la loi constitutionnelle Consensus et légitimité 59 du 10 juillet 1940 s'est accompagnée, sur le moment, d'une adhésion populaire aussi indiscutable que si elle s'était traduite par la voie électorale. C'est seulement lorsque cette adhésion reflue, sous la double poussée des déceptions accumulées et des espoirs renaissants que la légitimité initiale, selon nombre d'auteurs, s'efface et que le régime tombe au rang de simple pouvoir de fait. Légitimité née de l'adhésion populaire, alors ? On saisit ici le passage de la légitimité au consensus. La légitimité désigne une qualité du pouvoir. Le consensus évoque une attitude psychologique de Ta collectivité, un accord sur des valeurs. Là encore, la première approche est facile ; là encore, les choses se compliquent dès qu'on cherche à préciser de quel accord il s'agit, et de quelles valeurs. L'accord qui fonde le consensus est un accord informel, indépen¬ dant de toute procédure et notamment d'un vote majoritaire. Non qu'un vote ne puisse parfois traduire un consensus. Mais le consensus peut se manifester par des formes qui n'empruntent rien au méca¬ nisme électoral, ni même au droit. A l'inverse, la règle de la majorité, qui décide de l'issue d'un scrutin, ne suffit pas à déceler un consensus : le consensus, plus ambitieux, tend vers l'unanimité qui ne laisse de côté que des groupuscules marginalisés. Un pays où 51 % des voix s'opposent à 49 % a une majorité, non un consensus. Encore y a-t-il des majorités de résignation, qui ne traduisent aucun consensus véritable : les 36 % d'électeurs qui se prononcent le 13 octobre 1946 pour la Constitution de la IVe République constituent, compte tenu des 32 % d'abstentions, la majorité des votants, mais on ne peut guère faire état d'un consensus autour du nouveau texte. Enfin, même lorsque le vote correspond à l'affirmation d'un consensus, il arrive que, par une sorte de dédoublement, les deux significations de l'opération électorale n'aient pas le même objet : le référendum du 28 septembre 1958 traduit certainement un consensus ; qui oserait avancer que le consensus s'établit sur le texte de la Constitution, objet du vote, et non sur l'accession au pouvoir du général de Gaulle ? Accord informel, le consensus n'est pas nécessairement un accord librement donné. Il y a des consensus provoqués. Us ne sont pas toujours moins sincères, ni moins efficaces que les consensus spon¬ tanés. Mais ils témoignent alors de la qualité de la propagande officielle, non de la libre adhésion des citoyens. Lorsque le pouvoir, conscient de la force qu'il peut trouver dans cette adhésion, met en tous les moyens de conditionner l'opinion, des plus tradi¬ tionnels aux plus sophistiqués, des plus doux aux plus musclés, les adhésions à 99 % traduisent sans doute un consensus. Mais quelle 60 Jean Rivero en est la valeur pour ceux qui croient que seule la liberté du choix donne son sens à la décision ? Même spontané, l'accord peut prendre des significations variables selon son intensité. Il y a des consensus d'adhésion et des consensus de résignation. En un sens, tout pouvoir, lorsqu'il dure et du seul fait qu'il dure, peut se prévaloir d'un consensus : les citoyens l'acceptent, puisqu'ils ne le combattent pas. Il y a loin de cette passivité à la ferveur qui mobilise un peuple autour d'un chef charis¬ matique, ou à l'adhésion moins tumultueuse, mais plus profonde, donnée à l'institution qui fait corps avec l'histoire de la Communauté Couronne britannique ou Constitution des Etats-Unis. L'accord qui est à la base du consensus peut donc revêtir des intensités, et partant, des significations très différentes. Les valeurs sur lesquelles il porte accentuent encore cette polyvalence. On connaît la différence entre le consensus social et le consensus politique. L'une concerne les bases de la vie collective, les structures des prin¬ cipales cellules qui la composent famille, entreprise , les normes éthiques qu'elle entend défendre. L'autre s'attache à la forme du pouvoir et à son mode d'exercice. Les deux peuvent se lier : le pouvoir peut être contesté en tant qu'il se met au service d'une conception de la société que l'opinion récuse. Mais ils sont disso¬ ciables : la France du xixe siècle pouvait se prévaloir d'un large consensus social à travers la succession de régimes dont chacun ne réalisait qu'un consensus politique précaire. Sur ce terrain même, d'ailleurs, l'objet du consensus se démul¬ tiplie. Le consensus autour du régime et de ses principes la Répu¬ blique, la démocratie est d'autant plus large qu'il ne porte guère que sur les mots, chacun restant libre d'en préciser le contenu selon son idéologie propre. Le consensus autour d'une structure uploads/Politique/ j-rivero-consensus-et-legitimite.pdf

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