LA BERGERE AU GOULAG Voici un livre qui veut être, qui devrait être inquiétant.
LA BERGERE AU GOULAG Voici un livre qui veut être, qui devrait être inquiétant. Le premier parmi ceux qui ont été formés à l'école du marxisme occidental Glucksmann systématise la provo cation soljenitsienne : fini de faire de l ’ esprit — marxiste — sur la peau des suppliciés ; cette fois on n ’ échappera pas à la pensée du Goulag; nous disons bien du Goulag, pas du « stalinisme » . Fini les délicates pesées où l’édification de la “base économique du socialis me” et de l’armée victorieuse à Stalingrad équilibrait les excès des procès. Fini le chapelet des explications “théoriques” : le culte de la personnalité, l’arriération des moujiks, les survivances du tsarisme, la confusion entre les types de contradictions, les déformations de l’Etat ouvrier, les déviations hu maniste, économiste ou autres, bref tout ce qui fait argument de l’imbécilité des masses et de la distraction des dirigeants. Il est temps pour les héritiers de Marx de penser le Goulag dans sa matérialité : sa géographie, sa statistique, ses règles, ses emblèmes, ses discours, les moyens de l’accepter, les moyens d’y résister. Trêve d’arguties et de coquetteries. Dût Billancourt en désespérer — mais il y a tout lieu de penser qu’il a cessé avant nous d’espérer quelque chose de ce côté — il faut bien énoncer l’évidence : la Russie soviétique à for gé le fascisme le plus radical que nous connaissions, non seulement par l’ex tension de l’univers concentrationnaire mais surtout parce qu’elle a seule su assurer à l’intérieur la collaboration de la victime à l’ordre du bourreau, à l’extérieur unir le respect des puissants et l’espérance des opprimés. Acquies cement inouï à l’ordre concentrationnaire qui a pour point d’honneur le marxisme. Solidarité interne : discours codé de Boukharine expliquant à ses assassins qu’on a raison de le déclarer coupable bien qu’il soit innocent. Solidarité externe : notre marxisme, celui qui se diffuse dans nos universités, se pratique dans nos groupuscules, se vend dans nos librairies consiste en de nombreuses théories qui se résument en une seule : on a raison de mettre les gens dans des camps. Le livre ne veut pas s’arrêter à ce constat qui ne désespérerait Billancourt qu’au prix de réjouir les Grands Bureaux. Dans la terreur inouïe du Goulag il veut montrer la même musique à peine audible dans le quotidien de nos disciplines démocratiques. Le Goulag est fait sur la même trame où se sont tissés ici le discours des maîtres, l’enfermement des fous et des marginaux, le silence contraint de la plèbe. Sommet non du despotisme oriental mais de la barbarie occidentale. Si le marxisme l’a importé à la Russie, c’est qu’il y a accompli la tâche de l’accumulation capitaliste et de la formation de l’Etat moderne. Le combat des contestataires soviétiques n’est pas celui de nos doctes défenseurs de l’occident, il est celui des ouvriers de Lip, des paysans du Larsac ou des mutins de Toul : résistance de la plèbe à la terreur - massive ou ténue — des pouvoirs blancs ou rouges. LA FAUTE A MARX Tout se passe pourtant comme si ce discours n’était pas exactement t entendu. Il devrait inquiéter par la solidarité qu’il démontre de nos débats policés avec les violences concentrationnaires. En fait il rassure ; à droite il confirme que l’on avait raison de déduire la terreur stalinienne de la rigueur théorique marxiste ; à gauche il assure les anciens chefs gauchistes que si leur anti-autoritarisme fut parfois un peu botté ou leur centralisme modéré ment démocratique, c’est qu’ils étaient possédés par la logique marxiste. Ce discours de la plèbe entre aussitôt dans la mode parisienne et alimente les épiciers en théorie fine qui commercialisent la “crise du marxisme” ; ce dis cours de la résistance ininterrompue et de la vigilance à toute oppression résonne comme un Adieu aux armes ; ce laïcisme radical démontre dans les sacristies tout le mal qui arrive à l’homme dès lors qu’il est laissé à lui-même. Tout se passe comme si le livre était trop attendu pour que ses lecteurs n’aient point par avance entendu ce qu’il devait dire : que Marx est res ponsable du Goulag et qu’il faut se débarrasser d’un marxisme originellement corrompu. Est-ce bien cette désignation d’un bouc émissaire que vise le livre ? Fini, nous dit-il les expertises où les doctes repèrent le péché origi nel responsable de la catastrophe soviétique : “Dès les balbutiements de la pensée du jeune Marx, ou de ceux de la nouvelle histoire russe, ou de la mise à la retraite de Dieu (la date est sujette à discussion) tout serait devenu prévisible (...) Idiotisme du métier de docte” (1). Voici pourtant l’un de ces doctes qui, en recousant ses vieux cours de philosophie, lance pour le compte de la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, la nième opération “Misère de l’homme sans Dieu” . Il professe très exactement — et de plus comme une découverte personnelle... que tous les malheurs des pensionnaires du Goulag étaient préformés dans les textes où le jeune Marx mettait Dieu à la retraite et proclamait l’innocence de l’homme : “La métaphysique marxiste pose l’innocence originaire de l’homme au départ, l’innocence ré cupérée à l’arrivée. Dès lors, et forcément, dans un régime socialiste advenu, le plus petit coupable est un monstre incroyable, le plus petit défaillant un traître indicible (...) Pourquoi n’a-t-on jamais dit, pourquoi se refuse-t-on à comprendre que cet Enfer terrestre découle implacablement du Dogme de l’innocence ? ” (2). Exemple accompli du “crétinisme théorique” tel que semble l’entendre Glucksmann : nécessité du livre savamment déchifrée après coup sur la peau des victimes, pour le besoin de la cause — particu lièrement loufoque en la circonstance, et parce que du dogme du péché ori ginel il s’est aussi tiré dans l’histoire quelques principes de correction des individus et des peuples déviants, et surtout parce que cette thèse “marxis te” , comme beaucoup de ses sœurs, est absente chez Marx (celui-ci, en bon hégélien, refuse d’assigner, à la manière des Lumières, une origine du mal, une bonne nature pervertie) (3). Une surprise pourtant nous attend : nous apprenons de la plume de Clavel que le travail de Glucksmann ne s’oppose aucunement au sien et en est mê- me le strict complémentaire : il remonte du Goulag à Marx, moi je déduis le Goulag de Marx. Assertion suffisamment renouvelée dans la presse, sur les ondes et sur les écrans pour avoir constitué une sorte d’effet théorique combiné Glucksmann-Clavel : le marxisme c’est l’oppression, le christianis me c’est la liberté. D’où la nécessité de s’interroger sur la radicalité de l’en- (1) La cuisinière et le mangeur d’hommes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 205. (2) Maurice Clavel. Ce que je crois. Paris, 1975, pp. 99-100. (3) Clavel sent suffisamment la précarité de ses prémisses pour se croire obligé de haus ser la majuscule. Il écrit : «Dogme de l’innocence». Secours de l’écriture à une pensée en peine. Mais aussi vieux truc des apologistes : les «religieux» ce sont les autres. Na guère un pasteur était venu faire à l’E.N.S. une conférence sur le thème : «La religion est-elle une aliénation ? ». Assurément, répondait-il, mais attention : le marxisme est une religion, mais le christianisme, lui, n’en est pas une. treprise de Glucksmann : table rase pour les yeux désabusés d’en-bas ou place nette pour les apologistes d’en-haut ? Qu’est-ce qui, dans la démarche du livre autorise cette lecture dominante qui met en son centre une démonstration — Marx responsable du Goulag — qu’il ne se soucie aucunement de faire ? N’est-ce point l’incertitude de ce qui y est désigné sous la notion du marxisme. Glucksmann ne veut point s’amuser au jeu des doctes qui trouvent dans les brouillons de Marx la formule de l’oppression soviétique. Il s’occupe d’un marxisme bien circons crit, celui qui se pratique dans les appareils de pouvoir soviétiques et se théo rise dans nos universités. Il refuse la facilité qui consiste à dire : un camp est un camp, quelle qu’en soit la couleur. Le marxisme du camp n’est ni un vain ornement ni une déviation qui ne toucherait pas à la pure essence du marxisme. Soit, mais cela veut dire aussi qu’il n’y a point de pure essence du marxisme mais des marxismes, montages déterminés de schèmes théori ques et de pratiques de pouvoir, qu’il n’y a aucune fatalité du marxisme qui rendrait compte globalement des formes d’asservissement produites par des pouvoirs marxistes ou justifiées par des discours marxistes. Le marxisme rend sourd ? Il rend sourd d’abord ceux qui n’ont point de goût pour écouter et point d’intérêt à entendre. La désignation d’un bouc émissaire fera-t-elle cesser le ronron qui les assourdit ? Le Goulag ne tient sa néces sité d’aucun texte de Marx ou d’aucune “essence du marxisme” . On peut déduire des effets concentrationnaires du bolchévisme parce qu’il est de fait un système organisé de discours et de pratiques de pouvoir. Rosa Luxem bourg, que le marxisme ne rendait pas particulièrement sourde, l’a uploads/Politique/ la-bergere-au-goulag.pdf
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- Publié le Sep 21, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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