QUE SAIS-JE ? Les politiques publiques PIERRE MULLER Directeur de recherche (CN

QUE SAIS-JE ? Les politiques publiques PIERRE MULLER Directeur de recherche (CNRS) au centre d'études européennes de Sciences-Po Dixième édition mise à jour 36e mille Introduction Comme beaucoup de disciplines scientifiques, l’analyse des politiques publiques se situe au carrefour de savoirs déjà établis auxquels elle emprunte ses principaux concepts. Mais en tant que science de l’État en action, elle est aussi la branche la plus récente de la science politique. Nécessairement pluridisciplinaire, elle se heurte inévitablement aux savoirs académiques qui prétendent déjà répondre aux questions qu’elle pose. Même si le mot est maintenant largement utilisé, y compris dans le débat public, cette traduction littérale de l’anglais public policy sonne encore parfois comme un pléonasme aux oreilles françaises… Parallèlement, en tant que science de l’action publique, elle prend souvent la forme de simples méthodes ou de check-lists à l’usage des décideurs plus que d’une discipline académique avec un corps de savoir théorique bien constitué. De ce fait, la question de son intégration au sein de la science politique est encore posée aujourd’hui. D’un côté, elle suscite l’intérêt des politistes qui y voient une ouverture de leur discipline au-delà des études classiques du comportement politique ; de l’autre, le souci d’opérationnalité parfois trop vite affirmé peut susciter des réactions de méfiance. Le vrai problème, en fait, consiste à savoir si l’analyse des politiques pose à la réalité sociale une question spécifique, différente de celles posées dans d’autres domaines de la science politique. Pour le déterminer, il faut revenir un instant sur les conditions de son développement. Si, en France, beaucoup d’auteurs ont réalisé des études de politique publique comme M. Jourdain faisait de la prose, on peut dire que la notion est essentiellement d’origine américaine puisque c’est aux États-Unis qu’elle a connu un développement foudroyant depuis les années 1950. De cette naissance, les recherches de politiques publiques ont gardé les stigmates, dans la mesure où elles restent fortement marquées par une tradition fondée sur la notion de Government. Dans cette perspective, la question de recherche est souvent pragmatique : comment la formation des intérêts peut-elle conduire à la mise en place de « bonnes » politiques, efficaces, correspondant aux buts recherchés et économes de l’argent des citoyens ? En Europe au contraire, la tradition, de Hegel à Max Weber en passant par Marx, a surtout mis l’accent sur le concept d’État, c’est-à-dire une institution qui, d’une façon ou d’une autre, domine la société, la façonne et la transcende. Cette situation explique en grande partie que la notion de politique publique ait eu beaucoup de difficulté à être acceptée en France par une communauté scientifique nourrie de culture juridique et de philosophie de l’État. Pourtant, c’est le rapprochement de ces deux traditions si différentes qui permet de poser aujourd’hui la « bonne question » de recherche que l’on peut énoncer de la façon suivante : en quoi la transformation des modes d’action de l’État, tout au long du XXe siècle et notamment avec le processus de globalisation, a-t-elle modifié sa place et son rôle dans les sociétés modernes ? On peut aussi la formuler plus brutalement en reprenant la distinction classique entre policy (une politique publique comme programme d’action) et politics (la politique en général). La question revient alors à se demander : les politiques publiques changent- elles la politique ? Ou encore : que nous apporte une analyse du phénomène politique non plus seulement à partir des inputs (la compétition électorale, les mobilisations sociales…), mais aussi des outputs (l’action publique) ? Il est manifeste en effet que les théories de l’État, si brillantes pour rendre compte de l’émergence et du développement de la forme État dans l’Occident capitaliste, sont muettes lorsqu’il s’agit d’expliquer les profondes transformations qui ont affecté les modes de régulation de ces sociétés industrielles au cours du XXe siècle. Ces transformations se présentent d’ailleurs sous la forme d’un paradoxe : d’un côté, on assiste à une sorte de montée en puissance de l’État régulateur, manifesté par la prodigieuse multiplication des interventions publiques dans tous les domaines de la vie quotidienne. Mais, dans le même mouvement, ce triomphe s’accompagne d’une profonde remise en cause des modèles d’action qui semblaient avoir fait le succès même de l’État, comme le montre le développement, depuis les années 1970, des thèses néolibérales, même si, avec la crise qui sévit depuis 2008, la question du rôle de l’État semble à nouveau posée. Telle est la perspective théorique de cet ouvrage. Comme il n’est pas possible de procéder ici à une revue générale de la littérature existant sur le sujet, son ambition est de proposer une introduction à l’étude des politiques publiques [1] Il existe désormais de nombreux manuels en français... [1] . C’est pourquoi, tout en indiquant les références bibliographiques fondamentales, nous avons choisi de proposer au lecteur une stratégie pour l’étude des politiques publiques issue de nos propres travaux de recherche. Cette perspective ne couvre certainement pas l’ensemble des questions soulevées par l’analyse des politiques, mais elle constitue une première approche susceptible d’être complétée ensuite par des lectures plus spécialisées. Le lecteur ne trouvera pas non plus de catalogue de recettes toutes faites. Le champ des politiques publiques est beaucoup trop complexe pour relever d’une telle approche. L’ambition de ce livre est surtout de suggérer les questions que doivent se poser, à propos des politiques publiques, aussi bien le chercheur que le praticien, voire le simple citoyen. Notes [1] Il existe désormais de nombreux manuels en français : Y. Mény, J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, Puf, 1989 ; P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998 ; P. Knoepfel, C. Larrue, F. Varone, Analyse et pilotage des politiques publiques, Genève, Helbing & Lichtenbahn, 2001 ; D. Kübler, J. de Maillard, Analyser les politiques publiques, Grenoble, Pug, 2009 ; P. Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, 2010 2e éd. ; S. Paquin, L. Bernier et G. Lachapelle (dir.), L’Analyse des politiques publiques, Presses de l’université de Montréal, 2011 ; P. Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin, 2011, 2e éd. ; P. Lascoumes, P. Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2012, 2e éd. ; ainsi que L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 3e éd. Chapitre I De la théorie de l’état à l’analyse des politiques publiques vant d’en venir à l’exposé des concepts et des méthodes de l’analyse des politiques, il faut en retracer brièvement l’origine. Ce qui revient à poser deux questions fondamentales : la première consiste à se demander quelles transformations ont pu produire cette multiplication des interventions publiques dont l’analyse des politiques cherche à rendre compte ; la seconde question est celle de l’origine intellectuelle de l’analyse des politiques publiques comme méthode pour étudier et comprendre l’action de l’État : de quels courants de pensée, de quelles interrogations sociologiques ou philosophiques est-elle l’héritière ? Retracer la genèse des politiques publiques, c’est donc comprendre à la fois selon quels processus les sociétés modernes ont « inventé » les politiques publiques et comment se sont élaborés progressivement de nouveaux savoirs sur l’action publique permettant de penser ce nouveau rapport au monde. I. – La genèse de l’État et la naissance des politiques publiques A Entre le xvie et le xixe siècle, les sociétés occidentales ont connu un ensemble de bouleversements qui ont donné naissance à une forme nouvelle : l’État. C’est à partir de la moitié du xixe siècle que ces transformations conduisent à la naissance de ce que l’on appellera les politiques publiques que l’on peut définir comme le mode de gouvernement des sociétés complexes. 1. La fin de l’ordre féodal et l’émergence de l’État. Il est évidemment impossible de résumer en quelques lignes une histoire qui continue aujourd’hui encore à susciter de nombreuses controverses. Dans la perspective qui nous intéresse ici, à savoir l’émergence des politiques publiques, deux évolutions fondamentales sont à souligner. La première prend la forme d’un processus de monopolisation [1] au profit du roi d’un certain nombre de pouvoirs concernant la fiscalité, la monnaie, la police ou la guerre. Ces fonctions régaliennes vont constituer le socle de l’État moderne tout en permettant au roi de s’affirmer face aux féodaux. La seconde évolution est moins visible mais tout aussi importante. Il s’agit de la constitution de ce que l’on appelle à la suite de Michel Foucault les savoirs de gouvernement [2], c’est-à-dire l’ensemble des « technologies » qui vont permettre à l’État de gouverner les territoires et les populations. Cette « gouvernementalisation » change la relation entre le pouvoir et la société parce que, désormais, l’État fait reconnaître sa légitimité à travers sa capacité à produire de l’ordre par la mise en œuvre de savoirs (comme la statistique par exemple) et de dispositifs efficaces (lutte contre les épidémies, organisation du commerce). Mais ce passage de la souveraineté au gouvernement est inséparable d’une évolution plus générale : la remise en cause du principe de territorialité. Dans les sociétés traditionnelles, comme la France de l’Ancien Régime, c’est le territoire qui confère aux uploads/Politique/ les-politiques-publiques-muller-pierre-z-lib-org.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager