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INSTITUER LE CITOYEN SELON CONDORCET Charles COUTEL Université d'Artois l est toujours délicat de parler de l'actualité d'un philosophe car l'hagiographie menace rapidement. C'est pourquoi il est préférable de parler de l'intérêt de l'institution du citoyen selon Condorcetl. On trouve chez ce philosophe des Lumières de quoi penser ensem- ble la tentation et la refondation de la citoyenneté. Nous allons avan- cer l'hypothèse suivante : pour Condorcet, l'institution du citoyen dans une République combine l'acte d'inventer et l'acte de réinventer le lien civique et politique. Le discernement de l'action fondatrice (inventer) sollicite la lucidité d'une responsabilité renouvelée dans le temps (ré- inventer). La réinvention redit l'invention et la repense sur le mode critique et perfectible. Toute invention, en s'installant dans la durée, doit songer à se perpétuer au moment même de sa fondation. Ces exi- gences se rejoignent dans l’idée de République telle qu'elle se déploie chez Condorcet ; n'oublions pas qu'entre 1790 et 1793 ce philosophe est aussi un acteur politique majeur ; la fondation d'un régime doit unir une pensée et une action2. Lecteur de Rousseau et de Montesquieu, il insiste sur le rôle de la vertu politique dans une République : pas de République sans républicains. Instituer la citoyenneté, n'est-ce pas penser ensemble son invention et sa réinvention ? Par sa situation historique et sa formation intellectuelle, Condorcet peut nous permettre de répondre à cette question essentielle pour nous, si l'on en croit Jacques Chevallier qui appelle récemment de ses vœux une « nécessaire réévaluation du concept de citoyenneté »3. La tension et la complémentarité entre l'invention et la réinvention nous fournissent le moyen de penser une logique de sortie de crise en évitant une régression vers une origine mythique ou une fuite en avant amnésique. Ce qui se serait perdu peut être retrouvé non sur le mode de la répétition mais sur le mode de l'héritage transmis et créateur. Condorcet nous aiderait à dépasser cette difficulté par sa théorie de I Charles Coutel 118 l'institution de la citoyenneté : instituer, c'est fonder dans la perspec- tive de refonder sans cesse. Il y a là une intéressante méthodologie de la sortie d'une éventuelle crise de la citoyenneté. En effet, pourquoi réinventer si nous ne sentons pas que l'élan de la fondation est en train de se perdre, mais en même temps, n'est-ce pas à ce moment même que l'essence de la fondation se dévoile de nouveau ? Cette intuition traverse la formule suivante de Camille Desmoulins : « Les républi- ques vivent de s'améliorer ». La Révolution de 1789 constitue à cet égard un exemple passionnant car elle a, à la fois, institué et réins- titué la citoyenneté républicaine. C'est pourquoi, en un premier temps. nous présentons l’originalité de la conception condorcétienne de l'institution de la citoyenneté ré- publicaine. Dans un second temps, nous souvenant des inquiétudes de Jacques Chevallier, nous tentons de montrer les risques et malentendus dont Condorcet peut nous prémunir. Il importe peu que ces dangers soient réels mais qu'ils soient pensés dans leur possibilité même ; ces avertis- sements sont d'actualité si d'aventure une république éclairée prenait le risque de devenir une simple démocratie gestionnaire au service de l'électoralisme ou encore de l'économisme. Enfin. nous tentons de désigner les nouveaux défis que la citoyen- neté républicaine, oublieuse de ses principes, pourrait rencontrer dans un proche avenir. 1. Condorcet instituteur de citoyenneté républicaine Instituer le citoyen, pour Condorcet, présuppose des gestes philoso- phiques réconciliateurs qu'il va s'efforcer de traduire sur les plans po- litique et constitutionnel entre 1789 et 1793. La notion d'institution de la citoyenneté pose une redoutable diffi- culté initiale : ne faut-il pas être déjà citoyen pour instituer la citoyen- neté ? Et ce, d'autant plus que l'on vante les mérites de la citoyenneté au sein d'une démocratie, se référant au peuple défini comme vrai souverain4. Instituer le citoyen selon Condorcet 119 Cette difficulté fut plus occultée que réfléchie avant la Révolution mais les événements politiques en tirent une urgence : c'est tout le mérite de Condorcet que de penser ce paradoxe « à chaud ». Une manière habituelle de masquer cette difficulté revient à recou- rir à une révélation divine de la citoyenneté, sur le modèle religieux (Moïse) ou à un législateur mis au rang des dieux (Lycurgue). Cela revient à écarter la responsabilité des hommes et des citoyens : leur statut de citoyen leur est révélé de l'extérieur. Condorcet, lui, est d'emblée très explicite et, inscrivant la perfectibilité au cœur de la citoyennetés écarte les modèles archaïques et proclame que les hom- mes doivent compter sur eux-mêmes pour penser et assumer le lien politique. Condorcet résume ainsi sa pensée : « Les anciens législateurs aspiraient à rendre éternelles les constitu- tions qu'ils présentaient, au nom des dieux, à l'enthousiasme du peu- ple. Mais les constitutions dictées par la raison doivent en suivre le progrès. » 5 « Nous avons perdu cet art des anciens législateurs d'opérer des pro- diges et de faire parler des oracles. La Pythie de Delphes et les tonner- res du Sinaï sont depuis longtemps réduits au silence. Les législateurs d'aujourd'hui ne sont que des hommes qui ne pensent donner à des hommes, leurs égaux, que des lois passagères comme eux. » 6 Cependant, cette perfectibilité consciente de soi ne va pas justifier un désarroi sceptique ; le philosophe renvoie l'humanité à sa responsa- bilité, désignant une tâche : il faut fonder et refonder sans cesse le lien politique. Condorcet, dans sa dernière œuvre, L'Esquisse, resitue le progrès des Lumières dans l'horizon du risque ; sa théorie de la Répu- blique procède de cette faillibilité de tout régime politique : lecteur de Montesquieu, Condorcet voit que le despotisme menace aussi tout régime démocratique et républicain qui oublierait la « force de son institution »7. L'institution de la citoyenneté est risquée et la République est vul- nérable car la raison humaine a une histoire et a subi des crises et des régressions. I1 n'est plus possible de se rassurer derrière des idoles et des mythes ; l'institution est d'emblée consciente de ses limites : mais comment éviter le recours à toute instance transcendante (divinité, prophète) ? Comment instituer le citoyen si l'on n'entend pas parler à la place des citoyens, même si ces derniers ne s'avisent pas toujours Charles Coutel 120 qu'ils sont des citoyens ? Comment éviter la tentation du despotisme éclairé parmi les républicains ? Un premier geste philosophique Condorcet sort de cette difficulté par un premier geste philosophique qui reste souvent méconnu : il rappelle qu'instituer c'est fonder mais c'est aussi instruire, comme le suggère le terme d'instituteur. Instituer la citoyenneté, c'est à la fois établir un lien politique dans le présent mais aussi se demander comment en parler à la génération qui vient : se trouve ainsi dépassée notre difficulté initiale. L'instruction civique et générale est l'âme de l'institution politique : la génération présente rend par avance la génération qui vient capable de réinventer la ci- toyenneté. C'est pourquoi la tradition républicaine, dans le sillage de Condorcet, fait de la Républiques « 1'institutrice du peuple »8. Con- dorcet en fait même une condition de la liberté politique présente ; on lit dans un texte de 1791 : « Épuisez toutes les combinaisons pour assurer la liberté : si elles n 'embrassent pas un moyen d'éclairer la masse des citoyens, tous vos efforts seront vains. » 9 Condorcet opère ainsi ce que l'on pourrait appeler une « révolution » philosophique : ce détour par l'instruction publique place la tradition non plus dans le seul passé mais aussi et paradoxa- lement dans le futur. Mais cela n'est possible que si le peuple est ef- fectivement instruit. La présence des enfants requiert une définition de soi à la lumière de l'avenir : c'est la réinvention nécessaire de la ci- toyenneté qui éclaire son institution première. On peut donc instituer la citoyenneté républicaine dès lors qu'on en indique les limites et la perfectibilité et qu'on l'accompagne d'une théorie de l'École comme lieu de la transmission10. On comprend mieux l'attention que les répu- blicains ont apporté à la qualité des savoirs réellement enseignés à l'École et à la présence d'une instruction civique de qualité. Appelons « paradoxe de la citoyenneté républicaine » cette idée que de l'avenir peut surgir une conscience critique de la citoyenneté présente. L'ins- truction publique assure en effet le lien entre l'invention et la réinven- tion de la citoyenneté ; Condorcet résume ainsi sa conception : « Le but de l'instruction n 'est pas de faire admirer aux hommes une légis- Instituer le citoyen selon Condorcet 121 lation toute faite, mais Je les rendre capables de l'apprécier et de la corriger » 11. C'est à l'École de former ce jugement critique des enfants pour que, respectueux des lois, ils s'efforcent plus tard de les amender ; en 1792, Condorcet conclut : « Il faut qu’en aimant les lois on sache les ju- ger. ».12 Par l'École, le régime républicain accepte de se laisser juger. L'ins- titution du citoyen s'inscrit dans la constitution républicaine et uploads/Politique/coutel-condorcet-pdf.pdf
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- Publié le Jui 08, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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