LE LIEN DE LA DIVISION Author(s): Nicole Loraux Source: Le Cahier (Collège inte
LE LIEN DE LA DIVISION Author(s): Nicole Loraux Source: Le Cahier (Collège international de philosophie), No. 4 (novembre 1987), pp. 101-124 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40972443 . Accessed: 12/06/2014 17:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Le Cahier (Collège international de philosophie). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.31 on Thu, 12 Jun 2014 17:06:15 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions LE LIEN DE LA DIVISION Nicole Loraux ■ m UE tous entre eux n'échangent que des joies, remplis d'un V^X mutuel amour et haïssant d'un même cœur ". ^^^^ Tels sont les vœux que, chez Eschyle, les Euménides profèrent pour le bonheur d'Athènes : déboutées de leur plainte contre Oreste et vaincues par l'éloquence politique d'Athéna, les Érinyes de la vengeance et du sang ont accepté l'invitation de la déesse à se faire « métèques » dans la cité que, devenues bienveillantes, elles protégeront désormais contre cela même à quoi elles présidaient - les meurtres réci- proques ou, à l'échelle de la cité, la guerre civile. Paroles des Euménides, donc : « Que jamais, dans cette cité, ne gronde la sédition [stasis] insatiable de maux... Que tous entre eux n'échangent que des joies, remplis d'un mutuel amour et haïssant d'un même cœur » (Eschyle, Euménides, 976-986). À quoi fait écho le Platon de la République, à la recherche d'une com- munauté qui lierait vraiment tous les citoyens en un tout : « Ce qui lie ensemble, c'est la communauté de la joie et de la douleur, lorsque... tous les citoyens se réjouissent ou s'affligent également des mêmes succès et des mêmes désastres. » (République, V, 462 b). Depuis les Grecs, la cause serait entendue : ajointement exact de chaque citoyen à tous les autres, la communauté politique est un lien, qui fait l'unité de la cité. Un lien qu'il faut nouer très serré car il est ce qu'à une char- pente sont les étais : « S'ils viennent à céder, tout le reste croule et se ren- verse pièce sur pièce ». Un lien très serré ou, comme dans le Politique, un tissu très solide, en un mot une sumplokë - quelque chose comme un entrelacement parfait. Et il faut, jour après jour, lier, nouer, tisser, ajuster la paix civile, car la déchirure toujours menace : le moindre relâchement du nœud, le moindre jour dans le tissu, et voici que s'ouvre la faille qui divise la cité. Fin de l'Un, éclatement, retour au multiple : la catastrophe. Pour en écarter jusqu'à la pensée, on serrera donc un peu plus le lien de la communauté, afin que n'advienne pas le différend [diaphorà], par où se glissent la haine et la stasis l. C'est en langue platonicienne que s'énonçait le lien parce que, s'agissant de la nature du politique, la Grèce classique est platonicienne dans sa This content downloaded from 185.44.78.31 on Thu, 12 Jun 2014 17:06:15 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions 102 LE CAHIER conviction la plus partagée ; pour dire l'horreur de la déchirure, en revan- che, c'est à Empédocle qu'il faudrait emprunter le vocabulaire de la divi- sion, lorsque, à rebours de la grande loi d'Amitié, Éris, la discorde qui fend tous les êtres par le milieu, coupe chaque tout en deux parties2. Mais je ne déploierai pas aujourd'hui la geste de l'Un et du Multiple : elle est bien trop connue et par trop reconnue, somme toute édifiante. C'est une langue plus secrète que j'aimerais parler, grecque encore, sinon encore platoni- cienne : une langue où l'on noue aussi bien un combat qu'une alliance 3. Une langue où la réconciliation se dit sur le mode de la rupture du lien. Une langue qui, peut-être, est moins « en paix avec elle-même » 4 que les Grecs n'ont voulu le croire. Lúõ : je délie. Tout lien peut être soumis à cette opération, à commencer par le lien social. Et l'on rompt une assemblée, des conventions ; et l'on détruit la démocratie. Aussi, en toute orthodoxie, le nom poétique de la guerre civile est-il, chez Alcée ou Pindare, lue, la déliaison 5. Stasis est un principe dissolvant : jusque là, rien que d'attendu. Soit maintenant, par l'adjonction du préfixe dia- (« en divisant »)6, le verbe dialiiô, le nom d'ac- tion diálusis. En matière de tissage, ils désignent le contraire de l'entrela- cement, la tâche du cardeur qui démêle l'écheveau embrouillé, et se rangent sans difficulté sous la catégorie « art de séparer » ; mais, chez les historiens, dialûô sert aussi à dissoudre une armée, à la fin d'une saison de guerre ; et, dans le registre politique, diálusis exprime tout processus de dissolution : éclatement d'une communauté, rupture de la paix 7. Or on met aussi fin à des maux : à une guerre, à une haine, à la stasis 8. Cette rubrique est même, et de loin, la plus fournie dans les dictionnaires, au point que l'on est en droit de s'interroger : pour devoir si souvent être sou- mis à la dissolution, le négatif lierait-il plus solidement que les valeurs socia- lement reçues ? Mais il y a pire encore, ou mieux : voici que, à eux seuls, dialiiïïet diálusis désignent la réconciliation des parties adverses après un litige ou une guerre civile. Et cela plus d'une fois, dans l'éloquence judi- ciaire ou la prose des historiens, mais aussi dans la quotidienneté vécue des inscriptions, chères à l'historien moderne de la Grèce parce qu'il croit y trouver, gravée sur la pierre, la voix au présent de la réalité 9. Dialûô : je délie / dialûô : je réconcilie. Je sépare / je tisse à nouveau ce qui s'était défait. Sans doute peut-on s'efforcer de réduire l'anomalie en en reconstruisant la genèse. Sous dialúõ: je réconcilie les adversaires, on s'empressera de restituer un dialûô : je dissous le conflit. Mais il se pour- rait qu'ici deux lectures s'affrontent. Il y aura ceux pour qui la dissolution n'est alors que sous-entendue, ou du moins peu entendue par des locuteurs pour qui seul compte le message socialement positif : or, si la réconciliation des parties est bien, comme discours et inscriptions le suggèrent, l'action This content downloaded from 185.44.78.31 on Thu, 12 Jun 2014 17:06:15 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions NICOLE LORAUX 103 la plus propre à sauver la cité, il y a fort à parier que, dans diálusis, les adversaires d'hier n'entendaient que la communication rétablie. Et il y a ceux - j'en serais - qui trouvent beaucoup à penser dans cette façon que les citoyens ont de parler de déliaison pour dire le lien renoué, comme si l'on ne pouvait se réconcilier que sur le mode de la rupture (je me récon- cilie : je romps, je renonce). Ou plutôt comme si ce qu'il faut à tout prix dissoudre, quitte à oublier qu'il y a un vocabulaire spécifique de la réconci- liation, c'était cela même qui n'est pas nommé : la haine, la division. En d'autres termes, le lien le plus fort, si contraignant qu'il n'est même pas besoin de lui donner son nom, serait encore celui qui défait la cité. Pour sauver la communauté, il faut donc s'attacher à délier ce qui dissocie. Dialúõ : je délie les citoyens de la colère qui les a soulevés les uns contre les autres. Le reste s'ensuivra. Il en va ainsi, au IIIe siècle avant notre ère, dans la petite bourgade sicilienne de Nakônè, de la clause prévoyant que « tous ceux des citoyens pour qui a eu lieu le différend [diaphorâ] alors qu'ils luttaient pour les affaires communes seront convoqués à l'assemblée pour y faire les uns avec les autres la diálusis » 10. Délier le différend : dans la division du dia renaît la possibilité de l'être- avec ou de l'être-ensemble [sún], et les Grecs ne semblaient voir aucune difficulté à employer indifféremment dialiîein et sullúein n, délier en sépa- rant et délier ensemble, puisque, sur le mode du diá comme sur celui du siin, serait finalement déliée la force de division à l'œuvre dans la cité. Cela, bien sûr, s'appelle chez les historiens le règlement du conflit. J'en retiens que ce qui sépare noue un lien étrangement puissant. Et je m'apprête à devoir plus d'une fois m'accommoder de la contradiction tranquillement ouverte. Tout se passera entre quelques mots, et parfois à l'intérieur d'un mot : des couples d'opposés et des mots qui, à eux seuls, assument l'opposition. Il y a, déjà, le sun- et le dia-, communauté et divi- sion, uploads/Politique/ loraux-le-lien.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
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