Ahmed Tlili LETTRE À BOURGUIBA (janvier 1966) Au seuil de la dixième année d’in

Ahmed Tlili LETTRE À BOURGUIBA (janvier 1966) Au seuil de la dixième année d’indépendance, et au moment où le peuple tunisien traverse l’une des phases les plus critiques de son histoire, mon devoir me commande d’insister encore une fois auprès de vous pour demander de repenser, sans passion, la politique ou, plus exactement, les méthodes de gouvernement qui ont conduit la Tunisie a une situation si grave aujourd’hui qu’elle risque de devenir, dans un proche avenir sans issue. Conçu et rédigé dans le maximum de sérénité, le présent message n’a d’autre sens que celui de me permettre de continuer à contribuer, dans la mesure de mes modestes moyens, au service de ce peuple pour lequel nous avons tant souffert ensemble, en même temps, de tacher d’éviter à votre noble et longue mission un échec que l’histoire ne manquera pas d’associer à votre nom. Ce double souci s’explique à la fois par ma volonté de persévérer dans l’action en faveur de notre peuple, aux destinées duquel vous présider maintenant et par la vieille amitié qui nous lie et qui m’incite a vous rappeler la phrase historique que vous avez prononcée, les larmes aux yeux, devant le Bureau Politique du Parti, le jour où vous avez été investi des responsabilités du Pouvoir : « La tache qui m’attend est trop lourde pour que je puisse l’assumer sans votre concours : s’il m’arrive de me tromper, votre devoir est de me reprendre« . La même émotion, que je ressentais à l’époque, ou que j’écoutais attentivement ces propos, me saisit à l’instant même ou j’écris ces lignes pour vous convaincre des véritables réalités tunisiennes actuelles, des dangers qu’ elles comportent et des solutions possibles faciles à adopter dans l’immédiat en vue d’y parer à temps. Car le panorama de la vie publique tunisienne actuelle semble à l’observateur superficiel et même à certains dirigeants caractérisé par quatre traits dominants : 1. I. Un pouvoir fort exercé exclusivement par le Chef de 1’Etat 2. II. Une gestion saine et efficiente des affaires politiques économiques et sociales. 3. III. Une satisfaction générale marquée par l’approbation unanime de toutes les couches de la population. 4. IV. Et enfin, comme corollaire, la stabilité réelle et la confiance totale en l’avenir. Or ce ne sont là que des apparences cachant des réalités nettement différentes sinon contraires qui appellent un examen minutieux et objectif de la situation sous peine de se trouver un jour dépassé par les évènements. UN PEUPLE ACCUSE DE MANQUE DE MATURITE Le meilleur moyen d’arriver à une conclusion positive est de commencer par faire une courte rétrospective sur notre passé récent pour en dégager les enseignements susceptibles de vous aider à trouver la solution du problème. Notre succès dans la phase de lutte pour la libération nationale est dû en majeure partie, à deux constantes que nous n’avons jamais perdues de vue et qui ont toujours guidé notre action, à savoir : I) Un régime qui s’impose à un peuple par la force et refuse de l’associer à la gestion de ses propres affaires est fatalement voué à l’échec. La meilleure preuve en a été fournie par notre propre accession à l’indépendance. Le peuple tunisien. qui est pourtant l’un des plus petits de la terre, est arrivé, parmi les premiers, à secouer la tutelle de l’une des plus grandes nations du monde, précisément parce que le régime du protectorat, qui lui avait été impose par la force, s’obstinait à vouloir considérer indéfiniment le peuple tunisien comme mineur et lui refusait son droit naturel à se gouverner lui-même. Toute notre argumentation à l’époque tendait à démontrer le contraire parce que nous étions convaincus de la maturité de notre peuple et de son aptitude à assumer pleinement les responsabilités publiques. Ce qui a été prouvé dans une première étape par sa victoire sur le régime du protectorat. 2) Aucun progrès notable ne peut être accompli sur le plan économique et social dans le cadre d’un système politique ou le peuple, qui est le principal intéressé en la matière, n’a aucun droit de regard c’est-à-dire ne participe pas au pouvoir de décision. C’est là d’ailleurs, le différend essentiel qui nous opposait aux fractions de Tunisiens sincères qui nourrissaient, la chimère de vouloir réaliser indirectement les aspirations populaires par la voie d’œuvres économiques ou sociales entreprises dans un contexte où l’administration du pays et son contrôle leur échappaient totalement. Et c’est la raison pour laquelle toutes leurs tentatives ont successivement échoué l’une après l’autre, consacrant ainsi la justesse de nos vues et donnaient la priorité à la prise du pouvoir par le peuple pour lui permettre de réaliser lui-même sa promotion dans les domaines où II se trouvait en retard. Ce sont ces deux principes-clef qui ont présidé à la naissance du mouvement national au début du siècle d’ou le nom Parti et sa signification. Ils ont été aussi à la base de la crédibilité du Néo-Destour, de sa force, de son dynamisme, de ses structures démocratiques ainsi que du regroupement autour de toutes les forces saines de la nation à une époque où, pendant très longtemps, ses véritables membres représentaient numériquement moins de 1% de la population. II a pu ainsi accomplir des miracles malgré l’existence d’adversaires nombreux et varies dont le plus Irréductible était la coalition colonialiste. Malheureusement, à partir de 1960 la valeur de ces deux principes a commencé à être négligée pour se trouver aujourd’hui complètement ignorée. Les conséquences de cette évolution ont été d’abord la baisse progressive de l’enthousiasme populaire aussi bien dans l’ensemble du pays qu’au sein même du PARTI. puis l’apathie, la résignation, le mécontentement diffus et enfin l’hostilité larvée quasi générale. Dans une coupure réelle et effective entre le peuple et son régime. A ce stade de la situation la confrontation des références trompeuses avec les réalités vraies s’impose comme une nécessite urgente et impérieuse si l’on veut éviter l’irréparable. En effet, la presque totalité des tunisiens applaudit à peu prés chaque jour en chœur pendant que toute la presse et la radio chantent à longueur de journée les louanges du régime. Mats pris Individuellement chacun critique en privé. Ces critiques très souvent fondées arrivent à se cristalliser autour de dénominateurs communs d’ordre politique, économique ou sociaux pour provoquer périodiquement des réactions sporadiques telles que les manifestations spontanées de Djlass, Kairouan, Msaken ou Sidi Ali Rais qui se terminent dans la répression souvent sanglante. Plus grave encore est l’action clandestine. Incontrôlée et Incontrôlable qui se traduit par la distribution de tracts, les Inscriptions séditieuses sur les murs pour s’organiser progressivement en conspirations qui se trament dans 1’ombre dont l’une a abouti au complot de 1962 qui a failli emporter tout le régime. Parallèlement. se développe hors des frontières une autre opposition, non moins dangereuse, due au nombre toujours croissant de réfugies politiques fuyant le pays, auxquels s’adjoignent les émigres économiques qui n’arrivent pas à trouver d’emploi et constituent avec les premiers, un peu par- tout, des noyaux d’une opposition organisée mais animée par la seule hantise d’abattre le régime par la violence, toujours prête a utiliser tous les moyens dont elle peut disposer en faisant appel à l’aide étrangère quelle que soit sa forme ou son origine. Cette opposition extérieure se trouve par surcroît renforcée par un apport constant de travailleurs à l’ étranger dont le mécontentement provient de leurs conditions de vie déplorables, aggravée par l’ indifférence à leur égard des représentations diplomatiques de leur pays. Elle acquiert encore plus de consistance et surtout plus de conscience et d’organisation en contact et avec la participation d’éléments estudiantins déçus par la politique nationale de leur pays et décides à rester à l’étranger au terme de leurs études. L’ensemble de ces oppositions dues au mécontentement constitue, malgré leur apparente disparité, un facteur important de menace sérieuse. il peut, par lui-même, si des circonstances propices se présentent renverser le régime. A défaut il peut provoquer, consciemment ou non, l’intervention, d’autres forces internes ou externes dont l’action, isolée ou conjuguée avec les premières citées risque fort d’être décisive pour déboucher sur un coup d’Etat qui entraîne le pays dans une ère ou dictateurs se succéderont interminablement compromettant la promotion du peuple pour plusieurs générations. Face à ces dangers, sur quoi repose actuellement le régime ? Les forces vives de la nation groupées au sein d’organisations populaires authentiques et bien structurées ont été, soit éliminées, soit transformées en simples instruments d’exécutons. Une réaction populaire favorable à la défense du système actuel est donc à écarter. Même si on la suscitait et la conduisait à l’occasion pour défendre le régime, elle resterait sans effet parce que les structures démocratiques qui lui donnaient vie, dynamisme, foi et vitalité ont été toutes détruites pour céder la place à de véritables appareils administratifs dont les fonctionnaires nommés se bornent à une routine quotidienne parce que mus uniquement par le mobile de l’intérêt personnel comme on va le voir un peu plus loin. Ils réagiront exactement comme avaient réagi les fonctionnaires du régime colonial devant l’offensive du mouvement national. La dérive sécuritaire. uploads/Politique/ ob-b3de29-lettre-a-bourguiba-par-ahmed-tlili.pdf

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