-1 - ÉTUDE ET SYNTHÈSE DE TEXTES (Épreuve n° 304) ANNÉE 2017 Épreuve conçue par
-1 - ÉTUDE ET SYNTHÈSE DE TEXTES (Épreuve n° 304) ANNÉE 2017 Épreuve conçue par ESCP Europe Voie économique et commerciale et voie littéraire Texte n°1 : Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF, 1992 [1755]. Texte n°2 : Didier Fassin, La Raison humanitaire, une histoire morale du temps présent, Gallimard/Seuil, 2010. Texte n°3 : Yves Michaud, Contre la bienveillance, Stock, 2016. INTRODUCTION – PRESENTATION DU CORPUS ET DES AUTEURS La question Fidèle à la tâche qu’elle s’assigne depuis toujours, l’épreuve de synthèse de textes entend s’inscrire fermement cette année encore dans la réalité politique, sociale ou intellectuelle de son temps, tout en prenant la hauteur nécessaire pour considérer, avec la distance sereine que permettent les trois textes du corpus, les grandes problématiques qui agitent, mais aussi structurent le monde contemporain. Parmi celles-ci, le constat d’une société moderne morcelée ou même fracturée sous l’effet des disparités sociales en tout genre, de la promotion de l’individualisme ou encore des revendications identitaires. D’où un questionnement tout simple qui consiste à rechercher une valeur ou un faisceau de valeurs à partir duquel pourrait se constituer le lien social, en théorie ou dans les faits. Ce lien serait-il aujourd’hui à chercher dans la valeur de bienveillance ? Le succès rencontré depuis une trentaine d’années par un concept issu de la philosophie morale anglo-saxonne tendrait à le penser. Il s’agit du care, mot communément employé en version originale faute d’un équivalent français jugé satisfaisant (bienveillance, soin, sollicitude). Au-delà de ce qui n’est peut-être qu’un effet de mode, au-delà aussi de l’angélisme vers lequel une telle notion a vite fait de mener, le corpus invite à explorer en profondeur les fondements du lien social et à interroger dans ce cadre le rôle et le bienfondé de la bienveillance (ou de ses éventuelles variantes), dans une réflexion qui se situe à la croisée du philosophique, du psychologique, du sociologique et du politique. Notons aussi que le corpus proposé cette année s’inscrit, de par sa forme ou sa structure, dans des traditions bien établies : il est déjà arrivé, même si ce n’était pas dans un passé récent, que les candidats soient confrontés à l’opposition d’un texte « classique » et de deux autres textes plus modernes, ou au contraste entre deux textes argumentant la pertinence d’une notion et un troisième texte rédigé au contraire dans l’optique d’une confrontation parfois radicale avec les deux précédents. -2 - Les auteurs On ne présente pas l’auteur du premier extrait, Jean-Jacques Rousseau, si ce n’est pour rappeler que cet extrait est issu d’une œuvre (le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) en principe bien connue, où l’écrivain interroge les conséquences du passage de l’état de nature à la vie sociale – des conséquences placées sous le signe de l’avilissement et de la corruption. C’est ainsi que, dans l’extrait étudié, Rousseau examine les sentiments humains à l’état naturel, et ce qu’ils deviennent quand l’homme est amené à vivre en société. Parmi ces sentiments naturels, la pitié, qui peut se décliner en bienveillance ou en amitié. Moins connu des candidats et du grand public, Didier Fassin est médecin, sociologue et anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il consacre une partie de ses recherches aux sentiments moraux, notamment la compassion, pour en examiner non seulement les ressorts, mais aussi les enjeux sociaux et politiques. Dans La Raison humanitaire, ouvrage de 2010 dont notre extrait est issu, il analyse cette nouvelle économie morale qu’il nomme le gouvernement humanitaire, observable dans les actions en faveur des pauvres ou des réfugiés, dans l’aide aux victimes de catastrophes, ou encore dans les décisions d’interventions militaires. Et Fassin interroge : pourquoi et comment les sociétés modernes font-elles face à l’intolérable ? Ce faisant, il porte un regard critique et lucide sur les ambivalences de notre propre compassion à l’égard de la souffrance d’autrui, où il entre une part de répulsion et de pitié, mais aussi de fascination. Yves Michaud enfin est philosophe. Ses domaines de prédilection sont l’esthétique, en particulier l’art contemporain, la philosophie politique anglaise ou encore les questions de violence sociale. A la tête de l’association UTLS-La Suite (UTLS étant l’acronyme d’Université de tous les Savoirs), il a piloté l’organisation de cycles de conférences visant à diffuser auprès du grand public l’état des recherches dans un grand nombre de disciplines aussi bien scientifiques que littéraires. Mais il choisit un tout autre terrain et une tout autre rhétorique pour son livre Contre la bienveillance qu’il publie en 2016. Sur un ton quasi pamphlétaire, il y pourfend l’angélisme politique, la tyrannie des bons sentiments ou encore la politique de l’émotion et de la compassion. Ouvrage polémique, donc, où l’auteur fustige avec vigueur et humour les hypocrisies bien- pensantes de notre temps. ANALYSE DES TROIS TEXTES Rousseau L’œuvre et plus encore la pensée qu’elle véhicule peuvent être considérées comme connues du candidat, et l’extrait ne surprend guère à cet égard. L’intérêt et la difficulté de ce texte tiennent davantage aux paradoxes que Rousseau manie allègrement. Rousseau insiste tout d’abord sur le principe de pitié naturelle : il s’agit d’un sentiment qui existe en l’homme avant toute intervention de la raison. Nous sommes tous naturellement émus au spectacle de la souffrance ou de la faiblesse chez autrui. Et toutes les vertus sociales (générosité, clémence, humanité, bienveillance, amitié, commisération) ne sont que des conséquences de cette pitié naturelle. Au fond de nous-mêmes, nous désirons tous qu’autrui soit heureux. Cette thèse s’accompagne d’un premier paradoxe qui peut surprendre : si la nature ne nous avait pas donné la pitié, la raison – qu’on peut considérer comme un produit de la culture et de la civilisation – nous aurait installés dans la cruauté. La raison est l’ennemie de la pitié. Celle-ci continue d’exister chez l’homme civil, mais affaiblie. Sans le soutien de la pitié, la raison peut conduire à la barbarie et ce n’est donc pas elle qui nous retient d’être cruels. Bien au contraire, selon les mots de Rousseau, « c’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ». Si la pitié est un sentiment qui rapproche de son semblable, la raison incite à s’en -3 - éloigner. Avec férocité et ironie, Rousseau voit dans la figure du philosophe l’incarnation de l’être rationnel, partant égoïste, soucieux avant toute chose de sa préservation, sans considération pour la souffrance de son prochain. Il manie là un paradoxe qu’on serait moins surpris de trouver chez Victor Hugo : c’est parce qu’il est dépourvu de sagesse et de raison que l’homme sauvage accède au sublime en faisant preuve de compassion ; c’est parce qu’ils ne réfléchissent pas et agissent spontanément (« étourdiment », selon le mot de Rousseau) qu’hommes et femmes du peuple interviennent au milieu de rixes et de conflits pour les apaiser, contrairement à « l’homme prudent » qui, lui, « s’éloigne ». Conséquence : c’est bien la pitié qui assure la conservation de l’espèce et une certaine harmonie sociale. Les maximes de la raison et de l’éducation la compromettent. C’est là un autre paradoxe puisque la société, pour se préserver, a besoin d’une qualité qui ne vient pas d’elle. Elle n’est pas le moyen pour les individus de subsister, bien au contraire. Autrement dit, Rousseau semble souhaiter l’introduction dans le champ politique de cette composante de l’état de nature, puisque c’est elle qui est garante d’un ordre social. Les violences que les hommes s’infligent n’auraient pas lieu s’ils n’avaient pour préoccupation que leur subsistance. La vie sociale leur impose « une espèce de commerce » qui, immanquablement, les conduit à se comparer les uns aux autres, donc à rivaliser, se jalouser ou se mépriser. La position rousseauiste apparaît ainsi très anti-platonicienne, tant elle récuse le bienfondé d’une cité qui serait gouvernée par le philosophe-roi. Aux grands principes et aux belles maximes, Rousseau – on n’ose plus dire : « le philosophe » – oppose le pragmatisme : non pas « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse », mais plutôt « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible ». La fin de l’extrait apporte un nouveau paradoxe sous la forme d’une exception qui confirme la règle. Rousseau évoque ici d’autres sentiments naturels, l’amour et le désir charnel, dont on sait combien les effets peuvent être dévastateurs. Ce cas contredirait-il la thèse développée jusqu’ici d’un état naturel paisible ? Rousseau devance l’objection en affirmant que les lois sont un remède pire que le mal, et ne font que l’exciter, voire le susciter. Si la passion est à ce point destructrice, c’est à cause des lois qui aspirent à la réprimer. Il serait moins nocif de laisser ces passions s’apaiser naturellement. Autrement dit, le traitement par la société de ce sentiment naturel s’avère totalement contre-productif. Mieux vaut faire confiance aux dispositions naturelles, à la bienveillance et à la pitié caractéristiques de l’homme de l’état de nature dont le comportement révèle à qui sait l’observer le caractère fondamentalement pacifique uploads/Politique/ rapport-2017-escp.pdf
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- Publié le Aoû 21, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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