L’idéologie ou la pensée embarquée Isabelle Garo ______________________________
L’idéologie ou la pensée embarquée Isabelle Garo ___________________________________________________________________________ Introduction : chambre noire et perspectives radieuses I. La force des idées et de la pesanteur II. De l’idéologie aux idéologues III. Batailles d’idées, luttes de classes IV. La critique de l’économie politique Conclusion : la pensée embarquée ° ° ° Introduction : chambre noire et perspectives radieuses « Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. »1 « Il y a un œil dans la boîte, c’est sûr. Et cet œil me regarde. Je dis que la télévision est une boîte, mais la caméra, déjà, en est une, elle a même commencé par là, cette chambre noire des opticiens de la Renaissance, ce cube d’obscurité percé d’un orifice ponctuel par où diffuse un peu du rayonnement solaire, ces quatre parois qui ne coupent l’intérieur de l’extérieur que pour ramener le dehors au-dedans, cette séparation du monde qui est aussi le lieu de sa projection, une boîte qui est à la fois une scène – le monde en réduction s’y représente – et un œil – le trou noir d’une pupille inamovible face à la rétine d’un écran invisible. »2 L’idéologie, on le sait depuis Marx, est d’abord une question de perspective, c’est-à-dire de construction d’une représentation à partir du point de vue d’un sujet qui, loin d’être le spectateur passif de ce qui se déploie devant lui, est acteur de son élaboration. En un sens, la question n’est pas neuve : dans l’Italie du quattrocento, des peintres à la pointe des transformations esthétiques et politiques du temps, vont inventer un genre singulier et mystérieux, celui de la veduta, vue panoramique sur une città ideale qui n’existe alors que dans leur imagination et dans celle des princes modernes qui sont leurs mécènes. Bien plus qu’une application de règles formelles nouvelles, ces vues offrent une représentation de la construction perspective en tant que telle, dans la mesure même où elle n’est pas un simple exercice géométrique voué à disparaître derrière son résultat : Hubert Damisch a montré que le peintre s’y ingénie à décaler subtilement le point de vue et le point de fuite3, dont la correspondance exacte est pourtant à la base des théories d’Alberti. Mais c’est précisément un processus de construction 1 que rend manifeste ce décalage. Ces images, qui semblent ainsi se réfléchir elles-mêmes, inaugurent et revendiquent la distorsion qui relie un discours, en apparence platement descriptif, au régime représentatif et conceptuel, mais aussi fictionnel et politique, qui préside à son élaboration. En effet, à y regarder de plus près, ces vastes places urbaines entourées de palazzi hiératiques, dallées de marbres polychromes dont les lignes se rassemblent non pas au centre exact du tableau mais un peu à côté, sont peintes dans d’étranges formats oblongs, fenêtres sur un monde réel, si l’on se laisse prendre au piège qu’elles construisent et dénoncent tout à la fois, mais décors tout autant, d’un théâtre à l’antique, que le regard balaie comme un panorama offert à l’action future et à une vie sociale ici subitement suspendue. Tout se passe donc comme si le dispositif perspectif qui s’y avoue subtilement truqué visait à reconduire le spectateur à l’énigme de leur objet réel : Pierre Francastel souligne que les villes italiennes qu’elles figurent n’existaient alors pas encore4. Là où nous croyons reconnaître Florence, nous ne voyons en réalité que son rêve. Mais certains rêves sont efficaces : ce sont bien ces œuvres elles-mêmes qui suggéreront à leurs puissants commanditaires les travaux d’urbanisme à entreprendre pour mettre la ville à l’image des visions peintes d’artistes révolutionnaires, dont l’audace théorique et esthétique était d’entrée de jeu accordée aux exigences du pouvoir social et politique émergeant. De part et d’autre, l’abandon des prestiges du sacré s’associe à la volonté de façonner l’espace réel et visuel, cosa mentale avait dit Léonard, celui de la richesse privée et de l’autorité politique moderne, mais aussi celui de l’art et de la science nouvelle, s’unissant au cours de ce premier âge, mercantile, du capitalisme. Et rien ne le montre mieux que cette série de tableaux, dont l’attribution fait toujours problème et qu’on rattache faute de mieux à l’école dite de Piero della Francesca : les villes des vedute sont désertes ou presque, suggestions de lieux à habiter et à investir mais peut-être aussi conjuration, à demi consciente, de l’affrontement du peuple et des grands, dont Machiavel théorisera quelques années plus tard l’indomptable dialectique sociale et politique. Ces images, que l’on peut donc supposer hantées par la lutte toute récente des ciompi florentins et des guildes s’opposant à un élan démocratique vite réprimé, anticipent jusqu’à l’espace urbain haussmannien et à sa fonction coercitive5. A des kilomètres et des siècles de distance, dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écriront en 1848 que la bourgeoisie est cette classe qui, au cours de son ascension, « se façonne un monde à sa propre image »6. Au point que, comme y reviendra encore Gramsci un siècle plus tard, « jusqu’à l’architecture, jusqu’à la disposition des rues et aux noms de celles-ci » appartiennent dès lors à la « structure idéologique »7, structure structurante, qui façonne le réel autant qu’elle le reproduit, donnant forme aux contradictions qui le traversent et aux luttes qu’elle tente de contenir. Henri Lefebvre abordera à son tour l’urbanisme comme « idéologie et institution »8. Il vaut la peine d’y insister : communément, l’idéologie, pour autant qu’elle est référée à Marx et au marxisme, est définie comme représentation fausse, illusoire, anti- scientifique du réel et c’est précisément cette double distinction, entre idéologie et réalité d’une part, entre idéologie et savoir d’autre part, qui rendrait la notion obsolète, porteuse d’un schématisme et d’un dogmatisme dont les méfaits sont désormais connus. Au point que le marxisme serait finalement devenu lui-même le meilleur exemple de cette idéologie qu’il dénonce, son ultime avatar même, dont la disparition signale l’entrée dans l’ère postmoderne de la mort des idéologies. Or, au cours de ses multiples usages de la notion, Marx procède à l’analyse, réglée mais toujours singulière, de la façon dont les idées et les représentations au sens large de ce terme, institutions, monnaie, croyances et projets inclus, participent à la structuration 2 du réel, en accompagnent la production, la reproduction et la transformation. Analyse fondamentalement inséparable d’une perspective d’un autre genre, politiquement révolutionnaire celle-là, dont les luttes d’idées et le débat démocratique sont des moments constitutifs, n’offrant pas de voie rectiligne vers un monde idéal mais ouvrant sur la réappropriation majoritaire, longue et complexe, plus que jamais urgente, de l’histoire humaine. Il est heureusement devenu banal de souligner que la thèse de la mort des idéologies n’échappe pas à la fonction qui est précisément celle dont elle dénie l’existence, la fonction idéologique elle-même donc, la remplissant au moyen même de ce déni et des effets qu’il engendre9. Fredric Jameson a souligné à quel point la culture postmoderne du capitalisme tardif s’emploie à faire de l’architecture un pur jeu de langage et de citations, combinant opérations de dématérialisation apparente et fonction de désorientation spatiale, interdisant toute « cartographie cognitive » apte à restituer à l’individu la saisie critique de ses conditions d’existence réelles comme totalité, ne serait-ce que comme totalité urbaine10. Mais aucune ville ne peut, par le seul génie de sa structure et des signes qu’elle inscrit sur ses surfaces miroitantes, se déréaliser au point d’empêcher les émeutes qui secouent désormais périodiquement de grandes métropoles, de Los Angeles aux banlieues françaises, de Buenos Aires au Caire, à l’heure de l’extension des mégabidonvilles miséreux et des zones périurbaines11, incarnation à la fois d’un capitalisme sans rival et de la crise systémique la plus profonde de son histoire. Dès lors si, pour aborder la question de l’idéologie, il est possible de partir de la chambre noire prise non comme métaphore mais comme analogie, c’est parce que l’espace perspectif né à cette époque est aujourd’hui sans cesse repris et modifié dans l’agencement même du monde urbain mais aussi parce qu’il est présent à la fois derrière et dans toutes les images enregistrées et diffusées, dont le flot est désormais permanent. Le dispositif représentatif qui préside à leur production, par opposition aux œuvres renaissantes, est rendu insaisissable, tout spécialement lorsqu’il s’agit des images qui s’écoulent de la machinerie télévisuelle, qui doublent l’utilisation standardisée d’un cadrage-type et d’un montage accéléré d’un second enfermement mental du spectateur dans les filets du discours médiatique majoritaire, qui en unifie les significations sous la puissance synthétique de la pensée unique libérale. Synthèse qui ne dévoile ni ses principes ni ses motifs au spectateur anesthésié par les écrans qui ne s’éteignent plus et par les voix qui ne se taisent jamais. Jean-Louis Comolli observe que, lors des journaux télévisés mais plus encore dans les talkshows contemporains, avides de confessions privées, le journaliste devenu « animateur » occupe uploads/Politique/ l-x27-ideologie-ou-la-pensee-embarquee 1 .pdf
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- Publié le Jan 23, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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