ENTRETIEN AVEC PIERRE ROSANVALLON Laurent Godmer, David Smadja Presses de Scien
ENTRETIEN AVEC PIERRE ROSANVALLON Laurent Godmer, David Smadja Presses de Sciences Po | « Raisons politiques » 2011/4 n° 44 | pages 173 à 199 ISSN 1291-1941 ISBN 978272463422 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2011-4-page-173.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Aujourd’hui, nous souhaiterions vous questionner au sujet de votre parcours de recherche dans son ensemble, en essayant de voir comment vous pouvez inscrire vos travaux dans les différents contextes d’énonciation. Pour ce faire, nous souhaiterions partir de l’actualité de vos recherches puis remonter progressivement vers vos travaux antérieurs. – Pierre Rosanvallon : L’actualité, c’est le fait que je vais publier début septembre 2011 un nouveau livre qui a pour titre La société des égaux. Il s’agit du troisième volet de la trilogie que j’ai consacrée aux mutations de la démocratie contemporaine. Il y a eu un premier volume traitant de la démocratie comprise comme forme d’activité civique et politique – c’était le livre intitulé La contre-démocratie qui visait à répertorier les figures « non-institu- tionnelles » de l’intervention citoyenne. Le deuxième volume, La légitimité démocratique, avait pour but de décrire les formes émer- gentes de nouvelles institutions démocratiques, comme les cours constitutionnelles ou les diverses autorités indépendantes. Ce troi- sième volume est consacré à la démocratie comme forme de société. Il est construit à partir d’une réflexion historique et sociologique sur la catégorie d’égalité sociale. C’est donc une histoire intellec- tuelle de l’idée d’égalité sociale dans les démocraties. Si j’ai choisi de terminer par ce volume cette trilogie, c’est qu’il me semble que Raisons politiques, no 44, novembre 2011, p. 173-200. © 2011 Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) c’est la figure de la démocratie qui est aujourd’hui la plus oubliée et la plus négligée. On peut dire qu’il y a maintenant un divorce croissant entre la démocratie comme régime et la démocratie comme forme de société. On peut dire à propos des démocraties comme régimes, même s’il y a, évidemment, toujours contestation, inter- rogation et insatisfaction, que les formes démocratiques se sont démultipliées et se sont développées. Les démocraties comme régimes sont plus sensibles à leurs inachèvements (voir le sentiment de « malreprésentation »), mais en même temps elles prennent des formes qui ne sont plus simplement celles de la simple délégation à des représentants. Alors que la démocratie comme forme de société est, elle, en péril absolu. Si cette démocratie-société continue à dépérir, comme elle le fait actuellement, alors ce sera le régime démocratique lui-même qui sera remis en cause. La montée des nouveaux populismes en Europe constitue une des expressions de cette décomposition. Pour le dire plus simplement, le populisme est la forme politique prise par la décomposition des démocraties- sociétés. – R. P. : Dans votre cours de 2011 au Collège de France, vous dites, à propos de l’égalité, qu’il faut dépasser une conception de type économique de l’égalité propre au modèle de l’État-providence, et vous évoquez à ce sujet une forme d’impatience contemporaine par rapport à l’inégalité. – P. R. : Si j’ai employé ce terme-là, c’est en référence à un écrit célèbre de Roederer où il soutient que ce qui a constitué le vecteur déclenchant de la Révolution française a été l’impatience des inégalités. Quand on connaît l’histoire de la Révolution française et de la Révolution américaine, ce qui est frappant c’est que le maître mot de ces deux grands bouleversements politiques a été le mot d’égalité, plus encore que celui de liberté. L’égalité était alors incluse dans la liberté et le fait d’opposer la liberté et l’égalité n’a été qu’une construction idéologique ultérieure du 19e siècle. Mais dans les révolutions américaine et française, dans les deux révolu- tions, c’est vraiment l’idée d’égalité qui primait comme exigence de construction d’un rapport social égalitaire. La question de l’égalité économique était secondaire au sens où elle était commandée par cette égalité des rapports sociaux. On peut dire que le sens de l’éga- lité comme rapport social est aujourd’hui toujours vivant à travers un certain nombre de thèmes qui montent en puissance, comme 174 – Laurent Godmer et David Smadja © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) ceux du respect par exemple, de la lutte contre les humiliations. Mais dans bien d’autres domaines, elle est en pleine décomposition. Donc ce travail est à la fois une généalogie et une archéologie de l’idée d’égalité, proposées en vue de comprendre les raisons pour lesquelles il y a aujourd’hui ce recul de l’idée d’égalité. Recul de l’idée d’égalité qui se traduit très simplement par des formes de tolérance à l’inégalité économique et par une sourde délégitimation de l’impôt et des principes redistributifs. Voilà que j’ai voulu expliquer. – R. P. : Est-ce dans ce contexte-là qu’apparaît une revendication pour une reconnaissance de la particularité et de la singularité ? – P. R. : Oui. Mais pour le comprendre, il faut retourner à l’origine. L’idée de société des égaux dans les révolutions américaine et française s’était déclinée autour de trois catégories. Il y avait trois façons de concevoir l’égalité comme rapport social. Il pouvait être défini par une position relative des individus. Dans ce cas, c’est l’idée de semblables, de similarité qui est déterminante. On peut la définir comme une égalité de position. Deuxièmement, l’égalité comme rapport social s’appréhende comme égalité d’interaction. Elle s’est manifestée surtout pendant les révolutions française et américaine à travers le thème de l’indépendance : être égaux en indépendance et en interdépendance. Cette dimension doit être resituée dans le contexte précapitaliste de ces deux révolutions. L’idée d’une égalité de marché était alors celle d’une égalité d’auto- nomie (voir en France le rejet des corporations). C’était spéciale- ment important aux États-Unis où le salariat n’existait pratiquement pas avant les années 1830. En 1830, il y avait encore 90 % d’Amé- ricains qui étaient on their own (travailleurs indépendants, petits fermiers, artisans, commerçants, etc). Enfin, la troisième catégorie s’appréhendait comme rapport de participation : c’était la citoyen- neté. Donc les grands thèmes, dans les deux révolutions, ont été la similarité, l’indépendance et la citoyenneté. Et les trois visions contraires étaient celles du privilège contre la similarité, de la dépen- dance contre l’indépendance – c’est dans ce cadre qu’est apparu le thème si important de la dénonciation de l’esclavage qui consistait à vivre sous la domination, la dépendance d’un autre – et enfin l’exclusion contre la participation. Or, comme j’ai essayé de le mon- trer, ces trois grandes façons de concevoir le rapport social égalitaire se sont transformées aujourd’hui, parce qu’à l’idée de similarité Entretien avec Pierre Rosanvallon – 175 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 31/05/2021 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 193.52.161.26) s’ajoute désormais celle de particularité. L’idée de similarité consis- tait à refuser le fait que certains ne soient pas inclus dans le monde humain, ne soient pas parties prenantes de l’humanité ; ce faisant l’égalité était la revendication d’être quelconque. Bien entendu, la revendication d’être quelconque est toujours importante aujourd’hui, mais on veut aussi être quelqu’un. Donc à la revendication d’être quelconque s’est ajoutée la revendication d’être quelqu’un. Cela constitue la première transformation du rapport égalitaire. La deuxième transformation se traduit par le fait qu’on vit dans un monde de l’interdépendance. De ce fait, l’enjeu ne peut pas être de se constituer comme des travailleurs indépendants. L’émancipation signifie plutôt réciprocité et autonomie. Et puis la question n’est plus seulement celle de la citoyenneté, comme participation poli- tique, mais plutôt celle de la production du commun, c’est-à-dire de la communalité. Elle n’est plus simplement celle de la citoyenneté juridique : uploads/Politique/ rosanvallon.pdf
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- Publié le Jul 06, 2021
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