Dialogues d'histoire ancienne Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation

Dialogues d'histoire ancienne Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien Proclus Yvan Bubloz Abstract This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation to the divine. We will see how the practice of asceticism raises him to the rank of a divine man in his disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from Max Weber and Richard Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate on Marinus's 'Life of Proclus'. Résumé Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite de l'assimilation au divin. Nous verrons comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques puisés chez Max Weber et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours de sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse se concentrera principalement sur la 'Vie de Proclus' de Marinus. Citer ce document / Cite this document : Bubloz Yvan. Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien Proclus. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 29, n°2, 2003. pp. 125-147; doi : https://doi.org/10.3406/dha.2003.1567 https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2003_num_29_2_1567 Fichier pdf généré le 16/05/2018 Dialogues d'Histoire Ancienne 29/2, 2003, 125-147 Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien Proclus* Résumés • Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite de l'assimilation au divin. Nous verrons comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques puisés chez Max Weber et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours de sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse se concentrera principalement sur la Vie de Proclus de Marinus. • This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation to the divine. We will see how the practice of asceticism raises him to the rank of a divine man in his disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from Max Weber and Richard Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate on Marinus's Life of Proclus. L'ascèse comme acquisition de pouvoir Le saint homme de l'Antiquité tardive se distinguait du commun des mortels par la sévérité de son mode de vie ascétique1 . Mais, loin de le ravaler aux échelons inférieurs de la société, les privations auxquelles il se contraignait suscitaient l'admiration et le respect de la foule. Le saint homme n'était pas un miséreux : c'était un homme de pouvoir2. Il était en mesure de transformer l'humiliation et la souffrance qu'il s'infligeait en des marques d'honneur et de pouvoir3. Le mot "pouvoir" peut prendre au moins deux acceptions distinctes. Le pouvoir, c'est d'abord la capacité d'accomplir une action quelconque, * Yvan Bubloz Université de Lausanne (Suisse). 1. Sur la qualité de saint homme du philosophe païen de l'Antiquité tardive, voir Garth Fowden, "The Pagan Holy Man in Late Antique Society", Journal of Hellenic Studies 102 (1982), p. 33-59. 2. P. Brown, "Le saint homme : son essor et sa fonction dans l'Antiquité tardive", dans La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad, de l'anglais par A. Rousselle, Paris, 1985, p. 69. 3. Cf. B. J. Malina, "Pain, Power and Personhood : Ascetic Behavior in the Ancient Mediterranean", dans V. L. Wimbush, R. Valantasis (eds.), Asceticism, New York, 1995, p. 162-177. DHA 29/2, 2003 126 Yvan Bubloz de fonctionner comme un agent produisant des effets sur soi-même ou sur autre chose que soi. C'est le premier sens que le Petit Robert attribue au terme de "pouvoir" : le fait de pouvoir, c'est le fait de "disposer de moyens naturels ou occasionnels qui permettent une action". Dans ce sens-là, "pouvoir" est synonyme ď "aptitude", de "faculté", de "capacité" ou de "don". Quand on parle des pouvoirs d'un magicien, d'un thaumaturge ou d'un saint, on a généralement en tête cette première signification du terme. Le saint homme chrétien possédait un certain nombre de pouvoirs surnaturels, qui nous sont énumérés par Peter Brown : Voilà quelqu'un qui avait vaincu son corps par des prouesses de mortification spectaculaires. Il avait obtenu le pouvoir sur les démons, et par là sur les maladies, sur le mauvais temps, sur tous les désordres manifestes d'un monde matériel gouverné par les démons. Par ses seules prières, il pouvait ouvrir les portes du ciel aux croyants apeurés4. Bien que s'appliquant uniquement au saint chrétien, cette liste de pouvoirs peut également caractériser la figure de l'homme divin païen. Les biographies consacrées aux philosophes de l'époque impériale foisonnent de récits mettant en scène les pouvoirs surnaturels de leurs héros. Ces philosophes étaient aussi des ascètes, et la rigueur de leur ascèse leur conférait une aura de sages jouissant d'une proximité spéciale par rapport au divin. Ils étaient aussi capables aux yeux de leurs coreligionnaires d'accomplir des miracles, de chasser les démons, d'obtenir la guérison des malades ou de prédire l'avenir. Selon Patricia Сох, le philosophe "était un homme avec une mission, une mission qui était centrale pour la vie dans l'Antiquité tardive : communiquer le divin et protéger du démoniaque"5. La notion de pouvoir se rapporte d'autre part au domaine des relations sociales. Le Dictionnaire critique de la sociologie de Raymond Boudon et François Bourricaud présente le pouvoir comme "une relation asymétrique entre au moins deux acteurs. On peut avec Max Weber la définir comme la capacité pour A d'obtenir que В fasse ce que В n'aurait pas fait de lui-même et qui est conforme aux intimations et aux suggestions de A"6. Dans Économie et société, Max Weber apporte des nuances au concept sociologique de pouvoir ; il opère 4. P. Brown, "Le saint homme...", p. 61. 5. P. Cox, Biography in Late Antiquity : A Quest for the Holy Man, Berkeley, 1983, p. 19. La traduction est de moi. 6. R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 2e éd. rev. et augm., Paris, 1986, p. 459. DHA 29/2, 2003 Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 127 une distinction entre la puissance (Macht), la domination (Herrschaft) et la discipline (Disziplin) : Puissance [Macht] signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. Domination [Herrschaft] signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre [Befehl] de contenu déterminé ; nous appelons discipline [Disziplin] la chance de rencontrer chez une multitude déterminable d'individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d'une disposition acquise7. Ce qui distingue ces différentes formes de pouvoir selon Weber, ce sont les moyens qu'on utilise pour diriger conformément à sa volonté l'action d'un second agent. Dans le registre de la puissance, on peut imposer sa volonté par n'importe quel moyen, y compris par la menace de faire usage de la force ou par la violence effective ; on exerce son pouvoir sur autrui sans forcément se soucier d'apporter une légitimité à son autorité, car on dispose des ressources nécessaires pour surmonter toute résistance. La modalité de la puissance qui ignore l'assentiment du subordonné est la coercition. La domination se distingue de la puissance en ceci qu'elle s'exerce avec la volonté d'obéir du dominé. La domination s'appuie sur la docilité de l'exécutant parce qu'elle apparaît à celui-ci comme légitime. La puissance illégitime, quant à elle, doit employer la force, la violence ou la contrainte pour s'imposer. Le concept wébérien de domination se rapproche de la notion d'autorité, entendue comme le "pouvoir d'obtenir, sans recours à la contrainte physique, un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis"8. Weber associe d'ailleurs explicitement domination et autorité dans une autre définition qu'il donne de la domination, où il présente la volonté d'obéir du subordonné comme nécessaire à l'établissement d'un véritable rapport de domination9. 7. M. Weber, Économie et société/1 : Les catégories de la sociologie, trad, de l'allemand par J. Freund et al., Paris, 1995, p. 95. 8. G. Burdeau, "Autorité", Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, corpus 3, p. 54. 9. Dans Économie et société, tome I, chapitre III, § 1 (op. cit., p. 285) : "Nous entendons par "domination" [...] la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus. Il ne s'agit cependant pas de n'importe quelle chance d'exercer "puissance" et "influence" [Einflufi] sur d'autres individus. En ce sens, la domination (Г "autorité" [Autoritat]) peut reposer, dans un cas particulier, sur les motifs les plus divers de docilité [Fugsamkeit] uploads/Politique/ dha-0755-7256-2003-num-29-2-1567 1 .pdf

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