1 PRENDRE POSITION CONTRE L’USAGE DE CATEGORIES « ETHNIQUES » DANS LA STATISTIQ
1 PRENDRE POSITION CONTRE L’USAGE DE CATEGORIES « ETHNIQUES » DANS LA STATISTIQUE PUBLIQUE LE SENS COMMUN CONSTRUCTIVISTE, UNE MANIERE DE SE FIGURER UN DANGER POLITIQUE Joan Stavo-Debauge INTRODUCTION Suite à la remise du rapport final de l’enquête MGIS1, paraissent deux ouvrages de M.Tribalat. Faire France (1995) en est une version « grand public » qui « rend accessible les résultats de l’enquête MGIS au plus grand nombre, compte tenu de la nouveauté de la démarche, de l’intérêt pour le sujet et des moyens mobilisés ». Saisi comme objet permettant d’attester du « bon fonctionnement » de « l’intégration à la française » et d’offrir un certain nombre d’appuis « objectifs » pour prendre part au débat public sur « la question de l’immigration », le livre fut très bien accueilli par la presse et le monde intellectuel. Vint s’y adjoindre De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France (1996). Nombre de sociologues travaillant sur des objets tels « le racisme », « l’intégration des enfants d’immigrés » etc., eurent à disposition un contingent de chiffres et de tableaux afin d’appuyer des descriptions monographiques qui ne disposaient jusqu’alors d’aucun mode de totalisation et de généralisation statistique. Il fut à loisir cité par la plupart des sociologues faisant autorité sur de tels objets - Bataille (1997), Schnapper (1998), Wieviorka (1996 ; 1998), etc. - le plus souvent sur le mode : « sur l’intégration voir Tribalat, 1995… », consolidant ainsi par procuration leurs monographies. Par un singulier retournement, moins de trois ans après, ces ouvrages et son auteur principal se virent largement décriés. Certains chercheurs voient alors dans ces travaux l’expression symptomatique d’un « racisme » qui saisit la démographie dans son ensemble, par le biais de « manœuvres » de l’extrême droite, ou bien par l’effet durable d’une continuité sous-jacente travaillant la discipline démographique elle-même ; d’autres soulignent que les catégories usitées peuvent se prêter à un usage politique vicieux ou répondent d’attentes illégitimes et de demandes rétrogrades (Blum, 1998 ; Le Bras, 1998, 1999, 2000 ; Bertaux 1997, 1997, 2000 ; Spire 1999 ; Merllié et Spire 2000). Pour éclairer ce retournement, on esquissera des biographies pragmatiques de l’engagement des acteurs dans la controverse. Il ne s’agira pas d’analyser « la dynamique des controverses et des polémiques (…) à compter du moment où elles basculent dans l’espace public » (Barthe & Lemieux, 1998, p. 19), mais de se situer en deçà (Thévenot, 1999). On tentera ainsi de saisir comment les acteurs documentent petit à petit leurs inquiétudes ou leurs réticences, nés de et dans des lectures contrariées de textes, jusqu’à l’orée d’une prise de position publique. 1 Pour quelques repères chronologiques de la controverse voir l’encadré à la fin de l’introduction. 2 Si la prise de position est un objet classique de la sociologie et de la science politique, force est de constater que l’essentiel des enquêtes s’est concentré sur le second segment de cette notion, la « position », oubliant de s’intéresser au verbe « prendre ». Le plus souvent les investigations sociologiques rabattent « la prise de position » sur une « position » dans un « espace de relations » – que d’aucun appelle « champs ». Ces investigations s’auto-décrivent comme étant « socio-historique » car elles estiment se donner des entités plus grandes, des « champs » versus des personnes, et plus profondes, des temporalités longues d’arrière-plan et non des biographies d’engagement d’une voix. Un tel rabattement a un caractère éminemment critique lorsqu’il s’applique à une prise de position puisque celui qui s’y adonne rend compte à l’aide du langage des causes – et/ou des intérêts – d’une voix dont la prétention à la vérité et à la validité entend être appréhendable dans un espace de raisons. Cette opération ne nous convient pas. D’abord parce que ce genre d’enquête est activé par certains acteurs de la controverse que nous étudions mais aussi parce que reste l’ « irréductible »2 de la position prise et le chemin y menant. Pour ne pas faire fond sur cet « irréductible », on sera soucieux de décrire l’enchaînement d’épreuves qui engagent les acteurs sur la voie d’une position – position qui, si l’on peut dire, les prend, dans la passivité d’un être affecté par, tout autant qu’ils la prennent, en raison, pour des motifs tour à tour moraux, politiques et ontologiques. Dans ce mouvement, on essayera de montrer que c’est surtout la prescience d’un danger qui mobilisa la plupart des acteurs contre la constitution et l’utilisation de catégories ethniques. Il apparaîtra que ce danger n’acquière tangibilité que sous l’horizon d’un sens commun constructiviste qui engage une conception spécifique de l’historicité de l’action publique et permet aux acteurs de se figurer un futur indésirable. En effet, c’est en vertu d’un tel sens commun, nourri par un répertoire de travaux sociologiques et historiques qui mettent en valeur la performativité de la statistique et des catégories de l’action publique, que les acteurs peuvent réaliser le danger du dépôt de catégories ou critères ethniques dans l’appareil de la statistique publique. Notre entrée sur l’historicité sera donc, d’une certaine manière triple. Tout d’abord dans une acceptation faible, il sera question d’historicité puisque l’on s’efforcera de suivre temporellement le cheminement d’acteurs, depuis des émotions de « bas niveau »3 jusqu’à la formulation pour soi d’une position prise en raison. En outre, l’historicité se verra également traitée comme une compétence des acteurs, lesquels seraient dotés d’un sens de l’historicité, d’une compétence à « se référer au passé », selon l’expression de J. P. Heurtin et D. Trom (1997), et d’une compétence à se prononcer sur le futur en engageant, comme on le verra, des capacités d’extrapolation. Enfin, d’une manière modeste, cet article documentera une manière du travail de l’histoire, celle où 2 Cette idée d’ « irréductible », d’ « excès » de la position à sa simple caractérisation comme « situation » dans un espace relationnel qui la déterminerait sans reste est emprunté à Jocelyn Benoist (2001). Bien que souscrivant à une ontologie relationnelle, et ce surtout pour décrire le monde social – « dans l’ordre social, il paraît peu douteux que notre être (…) soit très largement un être de position. Nous nous définissons essentiellement par rapport aux autres et la logique de la position est ici une logique de la détermination » (p. 243) – il remarque qu’il « manque quelque chose à cette ontologie » (p. 244), car la position ne se dit pas seulement comme « situation/localisation » dans un espace de relations, mais comme « attitude » ou « posture », et en ce sens « réside (…) la spécificité irréductible de l’être-en-position : il a la saveur d’une effectuation » (p. 257). 3 On entend par là des émotions non-politiques. 3 l’historicité se conçoit comme mise à disposition d’objets ou de ressources (ici les objets sont des livres qui consignent des histoires constructivistes de la statistique et des catégories de l’action publique, et les ressources sont cognitives) qui agissent récursivement sur le monde lorsqu’ils sont appréhendés par les acteurs et se sédimentent en un sens commun. L’article peut se lire alors comme une illustration de la double herméneutique de Giddens (1987) et comme un exemple de la productivité des sciences sociales. Avant de déplier la biographie de l’engagement de la voix critique de deux acteurs, on esquissera préalablement l’espace des positions topiques à l’égard de l’usage des catégories ethniques dans la statistique publique. Repères chronologiques de la « controverse des démographes » - 1987-1988 : Mise en forme à l’INED d’une enquête, initialement « Mobilité Géographique et Sociale » puis « Mobilité Géographique et Insertion Sociale » (MGIS), conduite par Michelle Tribalat (en collaboration avec Benoit Riandey, et, dès 1992, Patrick Simon). - Juillet 1992 : Début de la « collecte ». L’enquête bénéficiera de l’aide de l’INSEE. Selon M. Tribalat, l’objectif était « de tester la pertinence du « modèle français » [d’intégration] » auprès de personnes « immigrées », et de leurs enfants (1995, document de travail, INED, « Assimilation : indicateurs, questions de méthode, le cas français »). - 5 Mai 1995 : Remise du rapport final de l’enquête. Deux ouvrages font suite: Faire France (1995) en serait la version « grand public », tandis que De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère (1996) devrait, selon M. Tribalat, « restituer, dans leur complexité, une grande partie des premières analyses réalisées à partir de cette enquête et figurant dans le rapport ». Dans les deux cas usage est fait de « catégories ethniques » et d’une catégorie « français de souche ». - Entre 1995 et 1998 : Plusieurs chercheurs commencent à critiquer l’enquête MGIS, notamment, H. Le Bras, INED-LDH (1997), Sandrine Bertaux, doctorante du LDH (1997), Jean-Luc Richard (à l’époque doctorant de l’IEP de Paris en démographie) ou encore Alain Blum (INED-EHESS). Un certain nombre d’acteurs, dont M. Tribalat et P. Simon, à l’horizon du recensement, demandent à ce que des « catégories ethniques » soient introduites dans la uploads/Politique/ schuetz-prendre-position-contre-les-categories 1 .pdf
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- Publié le Dec 16, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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