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https://www.contretemps.eu Covid-19 et capitalisme : le triomphe de la biopolitique ? redaction « Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu’en chercher, me répliquais-je » (Arthur Rimbaud, Une saison en Enfer). La prolifération d’un concept La pandémie de Covid-19 débutée en 2019 constitue un événement total parce qu’elle incarne, à une échelle mondiale inédite, l’emboîtement de toutes les crises en cours et l’absence de toute issue prévisible à l’emballement catastrophique auquel nous assistons. Suscitant l’analyse et le pronostic, invitant à penser les ruptures à une époque qui les avait bannies de son horizon, la situation a, entre autres effets collatéraux, provoqué la prolifération frappante de la thématique biopolitique, qui s’était développée sur le terrain de la philosophie critique contemporaine au cours des dernières décennies. Les causes de ce succès sont multiples : en raison de son caractère savant autant que suggestif, de son extension indéfinie et de ses connotations futuristes, de son parfum critique et, bien sûr, d’une ascendance foucaldienne devenue critère de vraie radicalité, le terme semble le plus adéquat, sinon pour analyser les causes de la situation, du moins pour énoncer l’ampleur de ses enjeux. De fait, le terme de « biopolitique » a pour atout de parvenir à évoquer à lui seul nombre de tendances montantes qui toutes ont à voir avec la vie, en lien direct ou non avec la question épidémiologique : la multiplication des zoonoses, les effets à grande échelle de l’agrobusiness, les transformations de la médecine et le renouvellement associé de la bioéthique et du droit, les progrès de la génétique et de la génomique, le rôle de l’industrie pharmaceutique, le brevetage du vivant et sa marchandisation, l’essor des biotechnologies, la montée des thématiques post-humanistes, le tournant idéologique des neurosciences, la puissance des courants réactionnaires pro-vie et survivalistes, etc., le tout sur fond d’urgence écologique et de crise économique majeure. Pourtant, loin d’être un concept établi dans le cadre d’une analyse précise, le mot-valise de « biopolitique » suggère sans les définir toutes les combinatoires envisageables de la politique et de la vie, notions elles-mêmes profondément polysémiques : la vie ou les sciences de la vie comme politique, la politique comme vie, la vie comme objet de la politique, etc. Le paradoxe est à son comble si l’on ajoute que les notions de biopolitique et de biopouvoir élaborées par Foucault au milieu des années 1970[1] sont toujours restées en chantier : remodelant sans cesse ces catégories avant de les délaisser, il leur conféra le statut de pistes et d’esquisses d’une théorie de la société et de l’État qui se voulait avant tout une alternative à la critique de l’économie politique marxiste et à ses conséquences politiques. Congédiant les questions de l’organisation de la production et du conflit de classes, abandonnant les perspectives de l’égalité et de la révolution, Foucault abordait la réalité politique et sociale sous l’angle combiné de procédures de subjectivation et de dispositifs de gouvernementalité, œuvrant à même les corps et les populations. Si le terme de « biopolitique » a survécu à ce projet, au point de sembler à tort le résumer et le prolonger, sa reprise contemporaine a entraîné sa refonte radicale. Certains philosophes ont entrepris de réajuster la thématique biopolitique, en en proposant des approches rivales et incompatibles, enrichissant au passage le vocabulaire de la biopolitique de quelques néologismes supplémentaires : « immunopolitique », « thanatopolique », « bioéconomie », « biocapitalisme », etc. Les notions de « biopouvoir » et de « biopolitique », remaniées et durcies en concepts voire en doctrines, sont ainsi devenues le pivot d’approches philosophiques qui tendent à faire de la vie et de sa gestion l’alpha et l’oméga de la politique et de son histoire : c’est notamment le cas de Giorgio Agamben et de Roberto Esposito. Cessant de valoir comme moyen de confrontation au marxisme et comme hypothèse de recherche, la https://www.contretemps.eu Covid-19 et capitalisme : le triomphe de la biopolitique ? redaction biopolitique contemporaine s’énonce dans le registre affirmatif du dévoilement. En quête de fondement métaphysique et non de perspective politique, elle s’est réimplantée sur le terrain philosophique classique que la pensée critique des années 1970 avait abandonné. En dépit de l’éclatement de la galaxie post-foucaldienne autour de son cœur biopolitique, le point commun des diverses conceptions qu’on y rencontre consiste à affirmer que la rupture historique a déjà eu lieu, qu’il s’agit de la décrire et sans doute de la redouter, mais qu’il n’existe aucune perspective de sortie hors de la nasse que constitue un capitalisme plus que jamais apte à coloniser intégralement les corps et les vivants. Dans le même temps, à distance de considérations philosophiques toujours plus coupées des sciences sociales et de l’histoire réelle, c’est aussi sur le terrain de l’analyse économique et sociologique que continue aujourd’hui de se déployer une étude de l’intrication croissante entre le capitalisme et les sciences de la vie, utilisant les termes de « biocapitalisme » et de « bioéconomie » ou encore développant la question du travail vivant comme lieu central de résistance à la logique capitaliste. Ces approches, ne se souciant pas de la question des fondements, s’efforcent d’être à la fois descriptives et prospectives, tout en proposant une analyse parfois critique du néolibéralisme. Dans ces conditions, plutôt que de proposer une nième version la thèse biopolitique ou de s’employer à la disqualifier, il est plus opportun de la considérer comme une des composantes du moment présent. Comment comprendre que cette thématique, datée de plus de cinquante ans, fasse plus que jamais figure d’approche innovante, validée par la pandémie au point de hisser le présent au rang de « moment foucaldien »[2], l’événement résidant avant tout dans l’étrange coïncidence enfin établie entre « les mots et les choses », entre un concept des années 1970 et la séquence historique actuelle ? En vue de répondre à cette question, la première partie de cet article est consacrée à l’examen de certaines versions majeures de la notion de biopolitique dans le sillage des analyses proposées par Michel Foucault, en replaçant cette histoire dans le contexte de l’assaut des politiques néolibérales et de l’affaiblissement du mouvement ouvrier, dont elles furent les échos et parfois les ferments. La seconde partie se propose de relier cette critique à une approche marxiste de la reproduction sociale, visant à redéfinir la notion de vie en lien avec une politique elle-même centrée sur la reconstruction collective d’une alternative résolue à l’actuel capitalisme de la catastrophe[3]. Plutôt qu’une biopolitique descriptive ou annonciatrice du pire, il s’agit de penser une vitalité sociale concrète, traversées de possibles, s’engrenant en effet sur la vie au sens large dont le capitalisme a entrepris la marchandisation intégrale. Le biopouvoir selon Michel Foucault, une hypothèse stratégique Si le concept de biopouvoir apparaît pour la première fois sous la plume de Foucault dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, il se trouve développé dans les cours prononcés au Collège de France, tout d’abord en 1975-1976 (Il faut défendre la société), puis en 1977-1978 (Sécurité, territoire population) et en 1978-1979 (Naissance de la biopolitique). Mais cette réflexion plonge ses racines dans les travaux antérieurs, notamment dans Les mots et les choses, publié en 1966, qui mettait déjà en relation l’essor de l’économie politique et celui des sciences de la vie. Ce projet de recherche continûment remanié se construisit en lien avec la grande mutation du paysage politique, idéologique et culturel français qui débute dès le milieu des années 1970 et que https://www.contretemps.eu Covid-19 et capitalisme : le triomphe de la biopolitique ? redaction Foucault a su saisir avec une acuité sans égale. Les chantiers que sont les cours au Collège de France, bancs d’essai pour les hypothèses conceptuelles les plus audacieuses, donnent à voir les ajustements successifs de la réflexion foucaldienne et le maintien de son cap général. Dans une lettre de 1972, citée par Daniel Defert, Foucault annonce entreprendre l’analyse « de la plus décriée des guerres : ni Hobbes, ni Clausewitz, ni lutte des classes, la guerre civile »[4]. Le premier modèle, celui de la guerre, emprunté à Nietzsche, sera développé dans le cours de 1976 avant d’être délaissé. Mais cette hypothèse est l’occasion de tester la définition d’une conflictualité alternative à la lutte des classes. Surtout, elle prétend l’englober, en faisant de l’affirmation du conflit social un simple prolongement du modèle refoulé et persistant qui la fonderait, celui de la lutte des races. La thèse est provocatrice et d’autant plus paradoxale que, dans le même temps, la question coloniale se trouve presque passée sous silence. Élaboré progressivement au cours des années suivantes, le concept de « biopouvoir » donne à son tour provisoirement corps à cet agenda de recherche. Il se présente comme nouvelle hypothèse, réorganisant une constellation de notions adjacentes elles-mêmes sans cesse remaniées, en vue de distinguer et de croiser diverses modalités de pouvoir. « Normes », « gouvernementalité », « sécurité », « contrôle », « disciplines »[5], etc. quadrillent cet espace théorique foisonnant autour de son uploads/Politique/covid-19-et-capitalisme-le-triomphe-de-l.pdf
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- Publié le Dec 13, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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