L’intégration 19 Claude-Henry DU BORD : Edgar Morin vient de reposer, en d’autr
L’intégration 19 Claude-Henry DU BORD : Edgar Morin vient de reposer, en d’autres termes, le problème de l’acculturation et de ses rapports avec les structures de la société, au sens où il est plus aisé à deux personnes de cultures différentes de dialoguer qu’à une institution d’accepter le principe d’acculturation, pourtant considérée comme un principe fondamental de la laïcité… Tariq RAMADAN : Oui, et pour beaucoup de raisons. À ceci près que, dans le rapport à l’État, était naturellement acquise l’homogénéité culturelle qui permettait «le liant», pour reprendre le terme d’Edgar Morin, le sentiment d’appartenance naturelle, et donc une relation positive, un « nous », une « nation ». Or les choses ont changé. Désormais, l’acculturation met en danger l’homogénéité passée. Le cercle est vicieux : plus vous vous intégrez à l’État, plus vous vous acculturez en gardant néanmoins vos traits culturels spécifiques, plus vous mettez en danger l’unité de la nation. En d’autres termes, l’État exige de vous, en droit, ce que la nation se refuse à admettre en fait. Cette quadrature du cercle révèle les contradictions des sociétés démocratiques modernes, non seulement en Occident, mais aussi en Afrique ou en Asie, où l’on voit des réalités similaires se développer. De fait, l’« acculturé » est un potentiel danger pour l’homogénéité du passé et les discours sur la prétendue « intégration » manquent de clarté sur ces questions. En réponse à ceci, je dis qu’il faut promouvoir les « trois L » : respect de la loi, connaissance de la langue du pays et loyauté vis-à-vis de ce pays – une loyauté forcément critique et constructive, qui entend défendre la justice et les valeurs d’égalité et de dignité, et non pas une loyauté aveugle à l’État et aux actions du gouvernement. Avec le temps et la volonté, on pourrait s’attendre à ce que l’acquisition de ces « trois L », à travers la participation sociale et politique, normalise la présence et la rende moins problématique, presque « neutre », au sens de participer du paysage constitutif de la société. Or il n’en est rien. La neutralité, en fin de compte, est ce à quoi l’on s’est habitué ou à quoi l’on a accepté de s’habituer. Les sociologues Charles Taylor et Tariq Modood, des références dans le monde anglo-saxon, contestent la notion de neutralité de l’espace public. On exige: « Intégrez-vous! Soyez de ce pays! » Mais quand la visibilité devient patente, conséquence naturelle du processus, on n’en devient que plus dangereux. Lorsqu’on a appris l’histoire, quand on sait ce que la laïcité signifie et que l’on connaît ses droits, on n’est pas mieux «intégré», on devient plus dangereux. L’ambiguïté est bien du côté du discours politique. — À ce propos, Tariq Ramadan, j’ai trouvé dans votre livre L’Islam et le réveil arabe quelques lignes révélatrices : «cJürgen Habermas, Charles Taylor et Tariq Modood ont raison d’affirmer qu’il n’existe pas de sphère publique absolument neutre culturellement et religieusement, ni en Orient ni en Occident. » Tariq RAMADAN: Non, il n’y en a pas. Je pense, comme ces penseurs, que la neutralité ne veut rien dire. La neutralité, ce sont les signes auxquels on s’est habitué… Cela me rappelle ce que disait en substance Charles Taylor me concernant : « On dit de Tariq Ramadan qu’il a un langage ambigu. Je l’ai lu, c’est faux : il a un langage clair entre deux univers ambigus. » Je vis cela tous les jours. De belles déclarations d’intentions qui n’assument pas leurs conséquences logiques, des rapports de pouvoir, un manque de relation égalitaire et, parfois, un racisme bien ordinaire et normalisé… Ce que vous appelez le « métissage », la capacité pour le «métis» de faire partie de l’intérieur, sont loin d’être acquis. Le métissage fait peur, aux populistes en particulier et, plus largement, aux populations qui craignent de perdre leur « identité ». Le métissage, c’est l’anti-« identité nationale », mais on ne le dira jamais ainsi ; ou bien c’est un métissage conditionné : on préserve votre exotisme séduisant, mais à vous de cacher cette origine, cette religion et ces revendications «que l’on ne saurait voir», pour le dire dans la langue de Molière. …. Tariq RAMADAN: En ce qui me concerne, je n’utilise pas la notion d’« intégration », sauf pour la critiquer ou la dépasser dans le contexte français. Le concept d’«enracinement» me paraît plus approprié. Contrairement à ce que l’on raconte et répète comme un leitmotiv, je pense, en effet, que ladite « intégration » a fonctionné et fonctionne encore. L’enracinement est un fait : les jeunes générations sont françaises, parlent français, pensent français – ou sont européennes, ou encore américaines. La volonté exprimée par certains de voir respecter leurs valeurs, leur culture, leur religion et même leur mémoire est légitime. Cette revendication est la preuve la plus édifiante de l’enracinement historique. Les ressentiments face aux dénis de mémoire, le refus du racisme ordinaire vis-à-vis des Noirs, des Arabes, des Roms, des musulmans, sont autant de preuves que ces citoyens ont fait leur cette patrie et qu’ils entendent y être respectés et reconnus. Quand des jeunes sifflent l’hymne national français lors d’un match de football contre l’Algérie, ils disent de façon maladroite, certes, mais de façon claire : l’Algérie est notre origine, notre passé et notre mémoire, dont nous sommes fiers ; la France est notre présent, notre stigmatisation. Quant au racisme, nous le sifflons. Au lieu de jouer l’indignation, on ferait bien en France de prendre nos responsabilités. Au lieu de condamner les ressentis, travaillons sur leurs causes objectives. Qu’est-ce donc qui empêche de nouveaux citoyens de se sentir bien ici, de s’y sentir chez eux, alors que, sondage après sondage, statistiques après statistiques, en France, en Europe, partout en Occident, ils affirment être américains, canadiens, allemands, anglais, français, belges, etc., et vouloir participer à l’aventure sociale, politique et nationale ? Où est donc le problème, puisque les principes de l’enracinement sont acquis et que ces générations ont développé un fort sentiment d’appartenance à leurs pays respectifs ? Le problème vient du fait que l’on pose en termes culturels ce qui doit l’être en termes politiques : politique sociale, politique urbaine, politique de la ville, sans oublier la politique éducative. Ce sont là les vraies questions. Les politiques doivent se réconcilier avec la politique et arrêter de la culturaliser, de l’islamiser, d’ethniciser la question sociale ! Mais puisqu’ils n’ont ni projets ni vision, il se contentent de dire : « C’est l’ethnie, c’est la culture, c’est l’islam ! » Je ne cesse de dire au contraire, et ce doit être ce qui les gène, qu’au lieu d’alimenter les controverses autour du foulard, de l’identité nationale, il serait temps d’aborder les vrais problèmes : le chômage, dont les chiffres doublent dans les cités ; l’absence de structures sociales ; les écoles de deuxième ou troisième catégorie ; le va-et-vient des jeunes enseignants que l’on envoie se « former » dans les banlieues et qui ne sont pas armés pour faire face aux attentes des élèves des cités, etc. Les problèmes sont de nature sociale et économique d’abord, culturelle parfois, mais très marginalement religieuse. À l’époque de la fameuse loi sur le foulard, en 2004, j’avais adressé une lettre ouverte aux ministres de l’Éducation et de l’Intérieur, qu’avait publiée Libération . Je leur reprochais de déplacer les problèmes et de ne pas avoir une vision à long terme, un projet éducatif et social pour les cités, les banlieues, voire pour la France entière. C’était il y a dix ans. Plus de trente ans après la « Marche des Beurs », que l’on a célébrée en 2013, les choses ont peu changé sur ce point. Les revendications ont peu été entendues et l’on traite ces questions à coups de controverses sur l’islam, les musulmans, « l’intégration », etc. À court d’idées, on évite les vraies questions. Quand, par ailleurs, vous relevez l’émergence de figures symboliques telles que Jamel Debbouze ou Zidenine Zidane, je pense que c’est à la fois exact et inexact. Ces symboles ne sont pas représentatifs de ce qui se passe vraiment sur le terrain. Les choses ont évolué, certes, mais nous sommes encore loin du compte. De même aux États-Unis, par exemple : malgré l’élection de Barack Obama, la question noire reste pleine et entière. Les discriminations et le racisme touchent des millions d’Afro-Américains, comme ils touchent ici les jeunes « issus de l’immigration », comme on dit. Il n’en reste pas moins que ces figures jouent un rôle positif que je rappelle souvent. Leur exemple permet d’inverser la perception, il montre qu’il faut se placer dans l’ordre de la contribution. Quand Zidane marque un but, on ne lui demande pas d’où il vient, mais on est en sympathie naturelle avec ce qu’il donne : il est « français » de fait et s’impose comme tel. On doit être respecté dans ses origines, mais aussi reconnu pour sa contribution. Les chemins du passé sont riches, pluriels, et la route de l’avenir est commune ; elle doit tirer uploads/Politique/ l-x27-integration.pdf
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- Publié le Oct 12, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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