L'ELOGE DU VIN (AL KHAMRIYA) ESSAI SUR LA MYSTIQUE MUSULMANE « Comment l'âme po
L'ELOGE DU VIN (AL KHAMRIYA) ESSAI SUR LA MYSTIQUE MUSULMANE « Comment l'âme pourrait-elle ne pas prendre son essor, quand, de la glorieuse Présence un appel affectueux, doux comme le miel, parvient jusqu'à elle et lui dit : « Elève-toi ? » Comment le poisson pourrait-il ne pas bondir immédiatement de la terre sèche dans l'eau, quand le bruit des flots arrive à son oreille de l'océan aux ondes fraîches ? Comment le faucon pourrait-il ne pas s'envoler, oubliant la chasse, vers le poignet du roi, dès qu'il entend le tambourin, frappé par la baguette, lui donner le si- gnal du retour ? Comment le çoufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l'atome, au soleil de l'éternité, afin qu'il le délivre de ce monde périssable ? Vole, vole, oiseau, vers ton séjour natal, car te voilà échappé de la cage et tes ailes sont déployées. Eloigne-toi de l'eau saumâtre, hâte-toi vers la source de la vie... » (1) Ainsi le grand poète persan Jalâl ad Dîn Roûmî chante l'invincible aspiration de l'âme humaine vers l'Etre absolu et la Perfec- tion infinie. Dieu seul existe véritablement, d'une existence nécessaire. Le monde phénoménal est le reflet de l'Etre sur le miroir du Non-Etre, et l'homme, microcosme, reflète en son cœur la somme des divins Attributs. « Qui connaît son âme connaît son Seigneur. Man 'arafa nafsahou 'arafa rabbahou ». Lorsqu'il s'est libéré des aspirations qui le tirent en bas vers le non-être pour tendre entièrement vers la source de toute vie, de toute beauté et de tout bien, comprenant que tout hors Dieu n'a qu'une exis- tence illusoire, mort à. lui-même, il vit en son Seigneur. Et le moyen par excellence de cette libération est ce même Amour qui remonte de toute beauté vers la Beauté parfaite comme il est descendu de celle-ci pour la manifester. « J'étais un trésor caché, dit Dieu, et j'ai voulu être connu ». La connaissance et l'amour de la Vérité (al Haqq, Dieu), la ma'rifa et la mahabba sont la base de la mystique çoufie comme de la mystique chrétienne. Cette mystique est théocentriste. Elle n'est pas une concentration du moi sur lui-même, un entraînement, un renoncement à vide. Le fanâ (annihilation) qu'elle implique n'est pas une extinction dans le néant, mais une évasion de l'existence contingente et une plongée dans l'Existence véritable, une mort à l'irréel et une vie dans l'éternel absolu (baqâ). Elle proclame la gratuité de la grâce mystique et la passivité des états supérieurs de la Voie, obtenus grâce à l'initiative divine et non par les propres efforts seuls de l'homme (2). Elle ne demande à Dieu que lui-même, comme Bayazîd de Bisthâm, qui, voyant les deux rives du Tigre se rapprocher pour lui livrer passage, se refusa à profiter d'un miracle alors qu'il pouvait passer le fleuve dans un bac pour une pièce de menue monnaie (3). Elle enseigne, avec les théologiens catholiques, que l'essentiel de la vie mystique est l'union à Dieu et non pas les merveilles, les phénomènes et les extases. Certes, beaucoup de çoufis musulmans, comme de yogis hindous, ont pu prendre parfois l'accessoire pour le principal et les moyens pour la fin ; leurs biographes surtout ont pu insister à l'excès sur des traits légendaires et des thèmes de folklore ou pré- senter des apologues ingénieux pour des réalités, au point de paraître réduire, en des temps de décadence, la sainteté à une acrobatie ; mais, comme dit Jâmî, « les grands mystiques ne font point cas » des phénomènes extérieurs, du dégagement des sens et de l'empire sur les choses (4). LA MYSTIQUE COMPARÉE. Le mot mystique peut s'entendre dans le sens de doctrine et dans le sens d'expérience. La doctrine mystique, qui est alors la métaphysique pure, implique l'expérience mystique comme réalisation et l'expérience mystique suppose la doctrine pour base. Enfin, la théologie mystique décrit les caractères et les méthodes de la mystique vécue. La doctrine et l'expérience mystique ont certes des formes plus ou moins parfaites et authentiques, mais sont essentiellement universelles, de même, d'ailleurs, que leurs déviations, leurs perversions et leurs caricatures. Cette universalité, — dont la plu- part des spécialistes ne semblent même pas se douter, car le terrain, difficile et plein de chausse-trappes, de la mystique compa- rée, est loin d'être exploré, — pose, tout comme l'universalité des thèmes de folklore, de délicats problèmes, que la bonne volonté, les vues et les rapprochements à vol d'oiseau ne suffisent certes pas à résoudre. Analogie ne signifie pas nécessairement emprunt ou influence directe. Certains ont cherché à préciser des influences, à éta- blir par exemple que la mystique musulmane, le çoufisme, vient des Indes ou de la Perse ; d'autres mettent au contraire en doute ces influences et s'efforcent même de minimiser les analogies ; et ces deux attitudes extrêmes ne tiennent peut-être pas compte de toutes les complexités du réel. Il faut être très prudent avant d'affirmer une identité ou une analogie. Les mêmes mots peuvent cacher des idées différentes. Mais inversement une même conception peut revêtir diverses formes. D'autre part, la compréhension exacte d'une pensée étrangère est assez difficile ; il faut pour cela une connaissance suffisante de la langue, des traductions bonnes, et aussi assez d'intelligente sympathie pour revivre, au moins dans une certaine mesure, pour mimer inté- 1 Cf. Nicholson, Dîvân-i Chams-i Tabrîz de Jalâl addîn Roûmî, Cambridge, 1898, p. 116; et Auguste Bricteux, trad. de Salâmân et Absâl de Jâ- mî, Paris, 1911, p. 17. 2 Une certaine conception de la mystique bouddhiste (hétérodoxe par rapport au brahmanisme et, semble-t-il, à la tradition générale), uni- quement préoccupée de faire échapper l'homme a la douleur, néglige, au moins théoriquement, Dieu (car le nirvana n'est pas toujours for- cément le néant pur et les théoriciens bouddhistes, du mahayana, grand véhicule, surtout, se sont fort éloignés de l'idée primitive), et nie le brahman-atman hindouiste, substance suprême à laquelle participe l'âme humaine profonde. La mystique des Védantins semble au con- traire basée sur les mêmes principes traditionnels que le çoufisme, le platonisme et la mystique chrétienne. 3 Ferîd ed Dîn 'Attâr, Le mémorial des saints, tra4. Pavet de Courteille, Paris, 1889, p. 125. Cf. une anecdote analogue dans la vie du Bouddha. 4 Cf. Silvestre de Sacy, Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque Royale, XII, 303. rieurement le processus intellectuel en question. Le travail préliminaire des spécialistes doit donc être l'étude approfondie des lexiques techniques et l'établissement critique de textes et traductions adéquates. Il faut enfin que l'érudit, philologue et histo- rien, soit aussi un métaphysicien et ait un minimum de vie spirituelle. Il faut de même être très prudent avant de conclure à un emprunt direct. L'unité de l'esprit humain est assez profonde et les combinaisons de concepts, images, symboles, etc., assez limitées pour suffire à expliquer bien des analogies. La recherche des sources qui obsède aujourd'hui les historiens ne doit pas faire méconnaître les ressources de l'imagination ni celles de la vie. Il y a des Tartuffes de chair et d'os qui ne doivent rien à Molière ; bien des femmes jalouses ont réédité les fureurs d'Hermione, et, depuis qu'Homère a montré Andromaque tendant son bébé à son mari partant pour le front, bien des épouses encore ont souri à travers leurs larmes. Les thèses de l'origine persane ou hindoue du çoufisme tendent, semble-t-il, de plus en plus à être aban- données, ou du moins ne peuvent s'établir avec certitude, probabilité ou même vraisemblance d'après ce que nous pouvons en savoir. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une analogie profonde entre la mystique musulmane et la mystique hindoue, soit en vertu de l'unité de l'esprit humain (dans la mesure où certains concepts sont « vrais » et certaines idées adéquates), soit en vertu d'une communauté d'origine lointaine (ce qu'un Joseph de Maistre, par exemple, appelle la Tradition primitive, dont la révélation est le rappel et l'épanouissement (5).) Un des moyens, nous le verrons, de comprendre les pensées orientales est même de faire, avec tout le tact et la prudence qui s'imposent, des comparaisons entre les pensées hindoue, musulmane et chrétienne du moyen âge, correspondant toutes trois à des formes de civilisations traditionnelles qui offrent entre elles d'incontestables analogies intellectuelles ou sociales. Une unité, profonde malgré des nuances certaines et des divergences, apparaîtra, assez impressionnante. L'élément musulman fera le pont entre l'Extrême-Orient et l'Occident. Nous savons, d'ailleurs, qu'une de ses sources principales est la pensée grecque qu'il a con- tribué dans la plus large mesure à transmettre à l'Europe. Tel est donc le sens qu'il conviendra de donner aux notes comparatives, aux rapprochements de mots ou d'idées, dont nous avons commenté les textes qui suivent. Parfois il y a influence plus ou moins nette, emprunt plus ou moins direct (nous savons dans quels rapports sont Aristote, Averroës et saint Thomas ; nous savons que le néoplatonisme a exercé son action sur les Arabes et les çoufis comme sur les écrits du pseudo-Denys, de Scot Erigène ou de l'Ecole de Chartres au uploads/Religion/ al-khamriya-elogevin.pdf
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- Publié le Mar 03, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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