1 STRUCTURALISME ET RELIGION Bruno Karsenti Pour l’optique savante comme pour l
1 STRUCTURALISME ET RELIGION Bruno Karsenti Pour l’optique savante comme pour le sens commun, il va de soi aujourd’hui que la religion fait partie de la culture. Pourtant, cette inclusion n’est pas aussi évidente qu’on est porté à le croire. Elle est le résultat d’une longue évolution à la fois des sciences et des mentalités au terme de laquelle la religion a déchu de son ancien rang pour ne plus comparaître que sous le signe du relatif et du particulier. Au bout du processus, on se retrouve dans la situation bien décrite par Clifford Geertz : phénomène culturel, la religion l’est en un sens spécifique, ou plutôt spécifiant. Du moment où l’on admet que la culture est attribuable en droit à toute communauté humaine, la religion devient ce qui particularise de l’intérieur cet attribut universel. Plus précisément, c’est à elle que revient de définir l’« ordre général d’existence » propre à un type de société, de marquer son appartenance à une culture déterminée, distincte de toutes les autres1. Sur la longue durée, une sorte d’inversion se serait donc produite. Il semble qu’on soit passé d’une religion universelle exerçant sa domination et pénétrant toute culture dans le contexte impérial de la « première modernité », à une culture universelle où la religion concentre et exprime mieux qu’aucun autre type de faits – moraux, juridiques, politiques, esthétiques…- la particularité irréductible qui subsiste dans la vie des sociétés concrètes. Noyau dur de ce qu’une culture a de propre, elle relèverait par principe du non- universalisable. Mais de quelle universalité parle-t-on lorsqu’on se réfère à la culture pour y inclure la religion ? Après tout, la culture aussi peut être ramenée à une création conceptuelle située, à l’invention d’un type de société à un moment déterminé de son histoire. En un mot, elle aussi, dans son concept et non simplement dans ses manifestations, peut être relativisée. Est-ce à dire que la prétention à l’universalité, en changeant de motif, n’aurait pas vraiment changé de porteur, que la religion de l’Occident impérial n’a fait que laisser place à un ethnocentrisme d’un nouveau genre, celui centré sur les progrès de l’esprit humain unifiés par le concept de culture, lui aussi apanage de l’Occident, mais d’un Occident désormais « éclairé » ? On sait ce que cette vision a en fait d’illusoire. L’appartenance des sciences sociales au savoir des Modernes est là pour le montrer : ordonnées au comparatisme dès leurs prémisses à la fin du XVIIIème siècle, ces sciences ont complètement déplacé la question de l’universalisme par rapport aux Lumières triomphantes. Partant de formes culturelles distinctes, elles se sont 1 Clifford Geertz: “Religion as a Cultural System”, in The Interpretation of Cultures, Basic Books, New York, 1973, p.87-125. 2 données pour but de les mettre en regard sans les réduire à un unique procès, et de repenser « l’unité de l’homme », c’est-à-dire l’objet de l’anthropologie, sur des bases épurées de tout présupposé philosophique de type essentialiste. La culture, pour ces sciences, est donc un concept différencié intérieurement - une réalité à connaître non par application d’un schème, mais par comparaison des données recueillies empiriquement. Et si le savoir anthropologique a un sens, du moins dans sa version culturelle, c’est seulement en ce qu’il repose sur l’ethnologie et la sociologie, non sur la philosophie. Or il faut bien reconnaître que, dans cette tâche, la religion a joué un rôle clef. Plus ou moins explicitement, on admettait qu’elle était précisément le lieu de la plus grande différence, la manifestation de la vie du groupe d’où l’on pouvait tirer les écarts jugés les plus significatifs. Dans la tradition intellectuelle française, il est remarquable que le pas important, avant le développement d’une science ethnologique véritable, ait été accompli par le genre de « voyage mental» de l’histoire ancienne. La Cité antique de Fustel de Coulanges, paru en 1864, a valeur de coupure et de refondation : les Anciens ne sont pas les Modernes, et les Anciens sont eux-mêmes différents entre eux, mais d’une autre différence que celle qui les sépare des Modernes. La « Cité antique » est le modèle qui les réunit, et qui nous distingue d’eux. Or c’est à travers l’élément religieux que la double opération d’articulation et de distinction se trouvait mise en œuvre. Opération possible à une seule condition : que la religion soit rapportée à des institutions particulières, qu’un certain type de croyance s’exprime dans des règles instituées – bref, que la sociologie des droits comparés initiée par ce livre s’érige à partir de la comparaison des croyances. Depuis cette période, on peut dire que la religion, au singulier, devient dans le champ des sciences sociales une idée suspecte. Mais elle n’en est pas pour autant expulsée. Au contraire, elle demeure un appui nécessaire, ne serait-ce que sous cette forme minimale du motif de la « croyance » à titre de disposition d’esprit qu’il faut universellement présupposer pour que le comparatisme puisse s’instaurer. On passera donc du singulier au pluriel. Mais comment concevoir l’économie interne de ce pluriel ? Une histoire locale des institutions d’enseignement peut fournir ici un bon éclairage. En 1888, Léon Marillier se voit confier à l’Ecole pratique des hautes études de Paris un cours libre intitulé « Religions des peuples non civilisés », transformé deux ans plus tard en conférence. Le pluriel s’est donc considérablement accru. Des classiques aux non-civilisés, il peut y avoir translation, pour autant que la leçon de Fustel a bien été entendue et qu’une forme de société est corrélée à une modalité du « croire ». A sa manière, La Cité antique avait déjà fait bouger les lignes, conjoignant l’analyse de l’Inde ancienne à celle de la Grèce et de 3 Rome. La contamination mutuelle de l’anthropologie et des études classiques, qui a fait toute la fécondité d’un courant de pensée actif sur une longue période, est devenue possible grâce à ce premier déplacement. Suivons toutefois les déplacements plus lentement : à la charge de Marillier, sans changement d’intitulé, succèdent Marcel Mauss (1901), Maurice Leenhardt (1941) et Claude Lévi-Strauss (1951). L’histoire des religions, la sociologie d’inspiration durkheimienne, puis l’ethnologie « de terrain » marquent donc les étapes du développement de l’anthropologie religieuse. Avec Lévi-Strauss toutefois, on assiste à un changement plus profond. En 1954, la conférence prend un autre titre : « Religions comparées des peuples sans écritures ». L’événement est d’une portée considérable, exposée quelques années plus tard, après le tournant pris dans Le totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage. On réalise alors que sous le changement de titre, il ne s’agissait de rien moins que de la liquidation de l’anthropologie religieuse2. Encore faut-il dire en quel sens. En 1968, à l’occasion du centenaire de l’Ecole Pratique, Lévi-Strauss revient sur le double infléchissement affiché en 1954: celui, résolu, du comparatisme, et la nouvelle caractérisation des entités que l’on compare. La véritable nouveauté, cependant, ne tient pas à cela, mais plutôt au fait que le comparatisme est développé dans une optique proprement structurale. En quelques lignes, l’anthropologue se sent alors fondé à tracer « les linéaments d’une théorie générale de la société »3 impliquée par son approche. Les cultures sont analysées en termes de structures – ce que permet le développement de la linguistique structurale (Saussure, Troubetzkoy et Jakobson), mais aussi celui de la grammaire comparée et son contrecoup dans l’étude des faits culturels indo- européens (de Meillet à Dumézil et à Benveniste). Dès lors, la question se pose simplement : quel est le statut réservé aux faits religieux dans ce nouveau cadre ? Et la réponse tombe comme un couperet : en aucun cas celui d’un domaine empirique suffisamment consistant pour justifier une sectorisation de la discipline, l’isolation d’une sous-section indépendante. La « théorie générale de la société » peut bien s’illustrer dans ce type de fait, le point essentiel est qu’elle puisse en répondre, et par là les absorber. Surtout, elle n’en procède pas, comme si la religion – ou la croyance – était dotée d’un privilège heuristique quelconque. Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner la nouvelle considération des mythes. Elle suppose, dit Lévi-Strauss, que l’on rompe absolument avec la vision qui avait dominé ce 2 Voir cette mise au point finale du Totémisme aujourd’hui : « Si l’on attribue aux idées religieuses la même valeur qu’à n’importe quel autre système conceptuel, qui est de donner accès au mécanisme de la pensée, l’anthropologie religieuse sera validée dans ses démarches, mais elle perdra son autonomie et sa spécificité » (PUF, 1962, p.152-153). 3 Anthropologie structurale II, Plon, 1973, p.84. 4 champ de recherche depuis la philosophie des Lumières, et qui s’était communiquée sans altération notable aux sciences de l’homme et jusqu’à la psychanalyse. Vico, Rousseau, Voltaire et Freud, bien que salués pour leurs intuitions, doivent être renvoyés à ce stade préscientifique du savoir où l’on espérait encore identifier un instinct religieux propre à l’humanité, et où, guidé par cette intention, on cherchait, sous le discours mythique, une source qui expliquerait ses constructions métaphoriques. Il est vrai que les mythes appartiennent bien au langage figuré ; uploads/Religion/ bruno-karsenti-structuralisme-et-religion.pdf
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- Publié le Sep 29, 2022
- Catégorie Religion
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