SAINT JÉRÔME, DE LA TRADUCTION INSPIRÉE A LA TRADUCTION RELATIVISTE Scrupuleuse
SAINT JÉRÔME, DE LA TRADUCTION INSPIRÉE A LA TRADUCTION RELATIVISTE Scrupuleusement orthodoxe dans ses convictions théologiques, mais innovateur en matière scientifique, Jérôme a vécu une bonne partie de sa vie dans une ambiguïté dont il s’est mal arrangé. Son irritabilité notoire, s’accommodant peu de cet inconfort, a donné un ton très personnel à une polémique aux implications séculaires. A partir de 390, sa méditation et son énergie se sont concentrées sur une préoccupation essentielle : révéler au monde chrétien de langue latine la façon dont « les Hébreux » avaient transmis et compris la Bible. Le cœur du problème de la traduction biblique est désormais, pour lui, bien défini : pour ou contre la « vérité hébraïque »? Mais les chrétiens de son époque, dont l’attachement à la première traduction de la Bible était si grand que certains croyaient trouver dans ce texte grec l’original lui-même, voyaient, eux, les choses sous un angle différent; la question fondamentale était pour eux : pour ou contre les LXX interprètes? Jérôme n’était pas complètement isolé dans ses convictions, puisqu’il est parvenu à réunir un petit cercle de partisans fidèles. Il faut dire néanmoins que, pédagogue dans l’âme mais d’un naturel peu patient, il ne supportait que les élèves doués, pour lesquels son dévouement était d’ailleurs illimité. C’est pour le «lecteur averti» (prudens lector) qu’il écrit et enseigne, qu’il traduit et commente les textes sacrés. Imaginons que, tourmenté par certains doutes et mû par une grande audace, un de ces « lec- teurs avertis » soit venu à Bethléhem demander à Jérôme des éclaircissements sur des points lui paraissant nébuleux. Nous avons conservé l’anonymat de cette courageuse personne, que nous appellerons simplement P. L. (prudens lector) et nous nous sommes permis d’ajouter entre parenthèses les réflexions que ce dialogue COLETTE ESTIN 200 peut suggérer au lecteur averti actuel 1. La nuit est déjà tombée : le savant docteur n’a pas voulu distraire trop de son temps précieux dans la journée. Nous voici dans la bibliothèque du couvent, dont Jérôme a accepté d’ouvrir la porte à ce pèlerin de qualité. La conversation bat déjà son plein. P. L. — Je ne doute pas de votre croyance dans l’inspiration des Saintes Écritures, mais... Jér. — J’espère bien que vous n’en doutez pas ! Voilà si long- temps que je vous le répète : je ne suis pas assez ignare ni assez rustre pour croire qu’il faille corriger quelque chose aux paroles du Seigneur, ou penser qu’elles ne sont pas divinement inspirées. Chaque phrase, chaque syllabe, chaque accent, chaque point dans les divines Écritures est plein de sens. L’ordre des mots lui-même est un mystère. Aucune contradiction, aucun mensonge dans l’Écriture, du moins dans le texte original 2. (Nous — Aucun doute ici sur la sincérité de Jérôme dont il nous donne de nombreux autres témoignages, quoiqu’il n’expose nulle part une théorie de l’inspiration.) P. L. — Précisément, c’est à propos de la traduction et non du texte original que je me demande ce que vous pensez exactement. J’ai cru comprendre que vous avez émis des doutes quant à la valeur des LXX interprètes. PL : Patrologia Latina. — CCSL : Corpus Christianorum Scriptorum Latinorum. 1 Nous avons rassemblé ici un ensemble de témoignages tirés surtout des œuvres de Jérôme lui-même. Nous donnons en note le texte de ces citations. En ce qui concerne l’attitude de Jérôme vis-à-vis de l’inspiration de la LXX, le point de départ de notre réflexion nous a été fourni par P. Be n o it , Exégèse el Théologie, tome IÏI, pp. 69-89, Paris, 1968 (voir notes 4, 13, 15, 18 et texte correspondant). Dans cette partie du dialogue, nous avons tenté autant que faire se pouvait de présenter les réactions de Jérôme dans l’ordre chronologique, afin de mettre en relief le durcissement progressif de sa position par rapport à la LXX. Quant à l’attitude que nous considérons comme relativiste en matière de traduction, elle est plus diffuse dans son œuvre. On peut se rendre compte des questions que se posaient sur le problème envisagé ici les « lecteurs avertis * contemporains de Jérôme, sur celles aussi qu’ils ne se posaient pas, en se fondant sur les réactions de certains de ses correspondants, et notamment Augustin. On peut également s’en faire une idée indirecte en examinant le contenu des nombreuses apologies de Jérôme, trouvées au fil de ses préfaces, de ses lettres ou de ses textes purement polémiques. * Ep. 27, 1 (date : 384) : « Non adeo me hebetis fuisse cordis et tam crassae rusti- citatis (...) ut aliquid de Dominicis verbis, aut corrigendum putaverim, aut non divi- nitus inspiratum *. Comm, in Ep. ad Eph., 5 (PL 26, 517-537; date : 387-389) < Singuli sermones, syllabae apices, puncta in divinis Scripturis plena sunt sensibus ». Ep. 57, 5 (date : 395) : « Scripturis sanctis, ubi et verborum ordo mysterium est... ». Nous reprenons la conclusion à L. Sa n d e r s, Études sur Saint Jérôme, Bruxelles, 1903, pp. 187-190. Voir également in Dictionnaire de Théologie catholique, Paris, 1924 ; vol. 8, J. Fo r g e t (article « Saint Jérôme *), col. 927-958. 201 TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? Jér. — Moi, des doutes? P. L. — N’avez-vous pas critiqué leur traduction? Jér. — Moi, critiquer la traduction d’hommes pénétrés du Saint-Esprit 3? P. L. — C’est la première fois que je vous entends parler du Saint-Esprit à leur propos. Pourriez-vous préciser un peu votre pensée? Jér. — ... (Nous — C’est la première et la dernière fois que Jérôme a proféré une telle affirmation. La croyait-il d’abord fondée et ne l’a- t-il que peu à peu désavouée ? A-t-il fait ici une concession de pure forme à une idée qui était si chère à l’Église 4?) P. L. — Pourtant, je vous assure, j’ai lu dans vos ouvrages que souvent vous récusez leur traduction ! Jér. — Ah ! Je comprends maintenant de quoi vous voulez parler! C’est le texte vulgaire des LXX que j’ai parfois critiqué. Mais il se trouve que j’ai pu consulter grâce au travail d’Origène, le vrai texte de leur traduction, celui qui n’a pas été corrompu, celui dans lequel on peut voir les obèles et les astérisques ajoutés de la main du grand savant. C’est ce texte que j’ai donné aux hommes de ma langue. M’en fera-t-on grief? Je corrige des erreurs et on me traite de faussaire ! On n’a qu’à interroger n’importe quel Hébreu, et l’on verra si j’ai menti 5. * * Praef. in Paralip. (PL 29, 402 A ; date : 389-392) : « Nec hoc Septuaginta inter- pretibus, qui Spiritu Sancto pleni, ea quae vera fuerant, transtulerunt, sed scriptorum culpae ascribendum, dum de inemendatis inemendata scriptitant... ». * Cf. P. Be n o it , op. cil., p. 82, n. 5. 5 Nous résumons dans la plus grande partie de cette tirade de Jérôme le contenu des préfaces de ses révisions hexaplaires ainsi que des explications qu’il donne dans la lettre 106 à propos du Psautier. Jérôme s’est appuyé dans son travail sur les Hexaples qu’il a consultés à Césarée, mais surtout sur la recension origénienne de la LXX, c’est-à-dire l’édition critique dont le texte figurait — moins quelques retouches — dans la cinquième colonne des Hexaples, mais circulait aussi isolément ; cette édition était évidemment de maniement plus facile que l’énorme synopse et présentait l’avan- tage d’être munie des fameux signes diacritiques (obèles et astérisques) montrant les additions et les omissions de la traduction par rapport à l’hébreu. Jérôme a fait souvent allusion aux signes diacritiques, pour lesquels il éprouvait une sorte de fascination et en a expliqué la signification à maintes reprises dans les préfaces de ses révisions hexaplaires, dans la lettre 106, dans sa correspondance avec Augustin. Voir aussi, praef. in Job ex LXX (PL 29, 61-62; date : 389-392) : «corrector vitiorum falsarius vocor... » ; praef. in Paralip. iuxta LXX (PL 29, 403-404 ; même date) : « Si quis in hac interpretatione voluerit aliquid reprehendere, interroget hebraeos (...) et tune nostri labori, si potuerit, detrahat ». Cette apostrophe revient fréquemment chez Jérôme, avec de légères variations dans la formulation. COLETTE ESTIN 202 P. L. — Pas du tout ! Votre édition du Psautier, par exemple, avec ses obèles et ses astérisques est au contraire très précieuse et je suis convaincu que vous nous avez fait connaître de cette façon la véritable traduction des LXX. Mais je voudrais savoir, maître, pourquoi vous l’avez abandonnée pour faire un autre travail*. Jér. — Je ne l’ai pas abandonnée. J’ai fait un autre travail, voilà tout. (Nous — A partir du moment où Jérôme s’est rendu compte qu’il n’emporterait pas la conviction générale à propos de la vérité hébraïque, il s’est enfermé, au cours de sa polémique, dans ce genre d’affirmations. Ainsi, par exemple, il ne tranchera jamais entre ses révisions hexaplaires et ses traductions d’après l’hébreu.) P. L. — Pourtant... Jér. — Décidez une fois pour toutes si vous me croyez uploads/Religion/ estin-st-jerome-de-la-traduction-inspiree-a-la-traduction-relativise-rb-88-1981-199-215.pdf
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- Publié le Jan 09, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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