Marcel MAUSS (1921) « L’expression obligatoire des sentiments » « L'expression
Marcel MAUSS (1921) « L’expression obligatoire des sentiments » « L'expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Marcel Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments» (1921) 2 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : « L'expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 16 février 2002 à Chicoutimi, Québec. Marcel Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments» (1921) 3 L'expression obligatoire des sentiments 1 (1921) Retour à la table des matières Cette communication se rattache au travail de M. G. Dumas sur les Larmes 2, et à la note que je lui ai envoyée à ce propos. Je lui faisais observer l'extrême généralité de cet emploi obligatoire et moral des larmes. Elles servent en particulier comme moyen de salutation. On trouve cet usage, en effet, très répandu dans ce qu'on est convenu d'appeler les populations primitives, surtout en Australie, en Polynésie; il a été étudié en Amérique du Nord et du Sud par M. Friederici, qui a proposé de l'appeler le Tränengruss, le salut par les larmes 3. Je me propose de vous montrer par l'étude du rituel oral des cultes funéraires australiens que, dans un groupe considérable de populations, suffisamment homo- gènes, et suffisamment primitives, au sens propre du terme, les indications que M. Dumas et moi avons données pour les larmes, valent pour de nombreuses autres expressions de sentiments. Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d'expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l'obligation la plus parfaite. Nous resterons si vous le voulez bien sur le terrain du rituel oral funéraire, qui comprend des cris, des discours, des chants. Mais nous pourrions étendre notre recherche à toutes sortes d'autres rites, manuels en particulier, dans les mêmes cultes funéraires et chez les mêmes Australiens. Quelques indications, en terminant, suffiront d'ailleurs pour permettre de suivre la question dans un domaine plus large. Elle a d'ailleurs été déjà étudiée par nos regrettés Robert Hertz 4 et Émile Durkheim 5 à propos des mêmes cultes funéraires que l'un tenta d'expliquer, et dont l'autre se 1 « L'expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921. 2 Journal de psychologie, 1920; cf. « Le rire », Journal de psychologie, 1921, p. 47 « Le langage du rire. » 3 Der Tränengruss der Indianer, Leipzig, 1907. Cf. Durkheim, Année sociologique, 11, p. 469. 4 « Représentation collective de la mort », Année sociologique, X, p. 18 s. 5 Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 567 s. Marcel Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments» (1921) 4 servait pour montrer le caractère collectif du rituel piaculaire. Durkheim a même posé, par opposition à M. F.-B. Jevons 1, la règle que le deuil n'est pas l'expression spontanée d'émotions individuelles. Nous allons reprendre cette démonstration avec quelques détails, et à propos des rites oraux. Les rites oraux funéraires en Australie se composent : 1. de cris et hurlements, souvent mélodiques et rythmés; 2. de voceros souvent chantés; 3. de véritables séances de spiritisme; 4. de conversations avec le mort. Négligeons pour un instant les deux dernières catégories. Cette négligence est sans inconvénient. Ces débuts du culte des morts proprement dit sont des faits fort évolués, et assez peu typiques. D'autre part leur caractère collectif est extraordinaire- ment marqué; ce sont des cérémonies publiques, bien réglées, faisant partie du rituel de la vendetta et de la détermination des responsabilités 2. Ainsi, chez les tribus de la rivière Tully 3, tout ce rituel prend place dans des danses funéraires chantées d'un long développement. Le mort y assiste, en personne, par son cadavre desséché qui est l'objet d'une sorte de primitive nécropsie. Et c'est toute une audience considérable, tout le camp, voire toute la partie de la tribu rassemblée qui chante indéfiniment, pour rythmer les danses : Yakai! ngga wingir, Winge ngenu na chaimban, Kunapanditi warre marigo. Traduction : « Je me demande où il [le koi, le mauvais esprit] t'a rencontré, nous allons extraire tes viscères et voir. » En particulier, c'est sur cet air et sur un pas de danse, que quatre magiciens mènent un vieillard reconnaître - et extraire du cadavre - l'objet enchanté qui causa la mort. Ces rituels indéfiniment répétés, jusqu'à divination, se terminent par d'autres séries de danses, dont une de la veuve qui, faisant un pas à droite et un à gauche, et agitant des branchages, chasse le koi du cadavre de son mari 4. Cependant le reste de l'audience assure le mort que la vengeance sera exercée. Ceci n'est qu'un exemple. Qu'il nous suffise, pour conclure sur ces rites extrêmement développés, d'indiquer qu'ils aboutissent à des pratiques extrêmement intéressantes pour le sociologue comme pour le psychologue. Dans un très grand nombre de tribus du centre et du sud, du nord et du nord-est australien, le mort ne se contente pas de donner une réponse illusoire à ce conclave tribal qui l'interroge : c'est physiquement, 1 Introduction to the History of Religion, p. 46 s. - Sir J. G Frazer, The Belief in Immortality and the Worship of the Dead, 1913, p. 147, voit bien que ces rites sont réglés par la coutume, mais leur donne une explication purement animiste, intellectualiste en somme. 2 Cf. Fauconnet, La Responsabilité, 1920, p. 236 s. 3 W. Roth, Bulletin (Queensland Ethnography) 9, p. 390, 391. Cf. « Superstition, Magie, and Medicine », Bulletin 3, p. 26, n˚ 99, s. 4 Le mot Ka! désigne soit un esprit, soit l'ensemble des esprits malfaisants, y compris les magiciens hommes et les démons. Marcel Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments» (1921) 5 réellement que la collectivité qui l'évoque l'entend répondre 1 ; d'autres fois c'est une véritable expérience que nous appelons volontiers dans notre enseignement, celle du pendule collectif : le cadavre porté sur les épaules des devins ou des futurs vengeurs du sang, répond à leurs questions en les entraînant dans la direction du meurtrier. On le voit très suffisamment par ces exemples, ces rites oraux compliqués et évolués ne nous montrent en jeu que des sentiments, des idées collectives, et ont même l'extrême avantage de nous faire saisir le groupe, la collectivité en action, en interaction si l'on veut. Les rites plus simples sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus, cris et chants, n'ont pas tout à fait un caractère aussi public et social, cependant ils manquent au plus haut degré de tout caractère d'individuelle expression d'un sentiment ressenti de façon purement individuelle. La question même de leur spontanéité est depuis longtemps tranchée par les observateurs; à tel point même que c'est presque devenu chez eux un cliché ethnographique. Ils ne tarissent pas de récits sur la façon dont, au milieu des occupations triviales, des conversations banales, tout d'un coup, à heures, ou dates, ou occasions fixes, le groupe, surtout celui des femmes, se prend à hurler, à crier, à chanter, à invectiver l'ennemi et le malin, à conjurer l'âme du mort; et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie. En premier lieu ces cris et ces chants se prononcent en groupe. Ce sont en général non pas des individus qui les poussent individuellement, mais le camp. Le nombre de faits à citer est sans nombre. Prenons-en un, un peu grossi, par sa régularité même. Le « cri pour le mort » est un usage très généralisé au Queensland Est méridional. Il dure aussi longtemps que l'intervalle entre le premier et le deuxième enterrement. Des heures et des temps précis lui sont assignés. Pendant dix minutes environ au lever et au coucher du soleil, tout camp ayant un mort à pleurer hurlait, pleurait et se lamentait. Il y avait même, dans ces tribus, lorsque des camps se rencontraient un vrai concours de cris et de larmes qui pouvait s'étendre à des congrégations considérables, lors des foires, cueillette de la noix (bunya), ou initiations. Mais ce ne sont pas seulement les temps et conditions de l'expression collective des sentiments qui sont fixés, ce sont aussi les agents de cette expression. Ceux-ci ne hurlent et ne crient pas uploads/Religion/ expression-sentiments.pdf
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- Publié le Mai 08, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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