DÉB TS SOMMAIRE p. 77 Un philosophe àTéhéran p. 78 Chair Foucault L esarticles
DÉB TS SOMMAIRE p. 77 Un philosophe àTéhéran p. 78 Chair Foucault L esarticles écrits par Michel Foucault sur la révolution iranienne en 1978et 1979 constituentsansnul doutelapartie laplus contestéedesonœuvre.Depuis quaranteans,le philosopheest réguliè- rement accusé d’être resté aveugle aux périls propres à un régime islamique. Il estvrai que la dimension religieuse du soulèvementl’avait pas- sionné.Dansun reportage publié par « leNouvel Observateur »le 16 octobre1978,il faisait même l’élogedela« spiritualitépolitique » ,expressionqui fit couler beaucoupd’encre.Aujourd’hui, « l’Obs » publie undocument exceptionnel,qui apporteun éclairagecrucial sur cettepolémique :le tapuscrit d’un entretien donné à notre journal le 3 janvier 1979et jamaispublié. Il aété découvertl’été der- nier dans la boîte 50 desarchives Foucault à la Bibliothèque nationale de France(BNF), et c’est avecl’aimableautorisationdesayantsdroit duphi- losophequenousle reproduisons ici. Quand Foucault s’enthousiasmait pour larévolte iranienne Ala fin de1978, lephilosophe sepassionne pour larévolutionislamique,et lescritiques pleuventaussitôt.Dansundocument inédit , il sejustifieetdéfendla spiritualité commeforcepolitique.Un plaidoyervibrant, etd’uneétonnanteactualité Par ÉRIC AESCHIMANN Tous droits de reproduction réservés PAYS : France PAGE(S) : 73,74,75,76,77,78 SURFACE : 488 % PERIODICITE : Hebdomadaire RUBRIQUE : Débats DIFFUSION : 498558 JOURNALISTE : Éric Aeschimann 8 février 2018 - N°2779 L’intérêtdecetinédit dépasse deloin lapureéru- dition. A salecture,onsedit qu’il auraitpu être écrit hier,tantlaquestion del’islamresteaucœurdesdébats. Sommédesejustifier,Foucaultrépondauxquestions avecsapuissancehabituelle,et ce qu’il dit est àlafois critiquable et saisissant. Critiquable,car la sous-esti- mationdesrisquesd’uneprisedupouvoir parlesmol- lahs est manifeste.Le philosophe selaisseemporter parsonenthousiasme, commecelaluiétaitarrivésur d’autres sujets. Maissaisissant, quandil exprimeavec vigueur une conviction qui aufond aura guidé toute sonœuvre :faceà latoute-puissancedes pouvoirs,il fautcommencerparécouterceuxqui font actederésistance, derévolte,dedissidence. Or,lorsqu’elles’oppose à unpouvoir enplace, laspiritualité devient cetteforce.Dissidenceet résis- tance, voilà ce qu’il perçoit dansle chiisme tel qu’il le rencontre en Iran, mais aussi dans l’élection de Jean-Paul II, premier pape polonais sous régime communiste,ouencore,commeil ledit ici, l’écologie et le bouddhisme…Autant designesd’une « volonté despiritualité », une façon de« refuserle monde », qu’il ne faut pascondamner, mais plutôt accueillir et « voir comment on peut travailler là-dedans ». Ainsi, pour Foucault,lespirituel a droit decité dans le débat public. Une position qui, quarante plus tard, risque desusciter biendesréactions! Signequelesarchives Foucaultrecèlentde nom- breux trésors,un autreinédit sortcette semaine, aux Editions Gallimard : « lesAveux dela Chair »,qua- trième tome d’« Histoiredela sexualité » àlaquelle le philosophe travaillait jusqu’àquelquesjoursavantde mourir, en 1984 (lire le compte rendu de Philippe Artièresp. 78 ).Là aussi,àtraversle prismedu sexe,il estquestiondepratiquesreligieuses et depouvoir. É. A. Michel Foucault, vous avez écrit, dans « le Nou- vel Observateur », à l’occasion d’un reportage sur l’Iran, que ce pays était actuellement à la recherche d’une chose dont nous autres, Occi- dentaux, aurions perdu le sens depuis la Renais- sance, et la crise du christianisme. Cette chose, vous l’appeliez « spiritualité politique ». Or, il se trouve que cette expression a surpris beaucoup de monde. Je pense qu’il faudrait peut-être que vous vous expliquiez à son sujet. Mon premier mouvement serait dereporter unpeu la chargedelaréponsesur lesautres.Une anecdote : quand j’étais en Iran, un hebdomadaire, qui n’était pasle vôtre, avait envoyé une correspondante qui avaitfait unpapier,lequelseterminait – commetous lespapierssurl’Iran –par unecertaineinsistancesur lesmouvements religieux qui semblenttraverser le peupleiranientout entier.J’ailu cepapieravantqu’il ne parte pour Paris. Une fois imprimé, à Paris, la rédaction a rajouté l’adjectif « fanatique ». Alors, est-cequec’estauxgensqui essaientdesaisir cequi sepasse enIran desejustifier, designalerl’existence decemouvement religieux oudecemouvement spi- rituel? Est-ceque celaneseraitpasauxgensqui réa- gissentavectant dehargnedes’expliquerunpeu sur lesraisonsqui lesfont résisteràce point? Soit. On analysera les deux versants de la chose, mais pour ce qui vous revient, vous-même, employant cette expression de « spiritualité poli- tique », qui est chargée de tant de choses, en tout cas pour le premier terme, dans nos traditions et dans nos têtes, pouvez-vous dire ce que vous entendez par là ? J’essayais desavoirquelleavaitétélaforce,quelleest toujours laforcequi peut actuellementdressercontre unrégimeépouvantable, terrible, et terriblement fort puisqu’il a unearmée,unepolice absolumentgigan- tesque, tout unpeuplequi alesmainsnues,caril n’est pasarmé.Jenesaiss’ilcachequelquepart desarmes, maisil doit bien lescacheret il ne doit pasen avoir beaucoup, caril n’enapasencorefait usagealorsque tous les jours il y a desdizaines et desdizaines de morts. Quelle est donc cette force, cette force qui implique à la fois une volonté farouche, obstinée, renouveléetouslesjours,desoulèvement,etl’accep- tation desacrificesqui sont lessacrificesdesindivi- duseux-mêmes,qui acceptentla mort? Il estévident quecen’estpasducôtédesidéologiespolitiques type « Entretien avec Michel Foucault, “leNouvel Observateur”, 3 janvier 1979 ». C’est sous ce titre que laprésente interview aété découverte enjuin 2017 dans laboîte 50 duFonds Foucault par Sabina Vaccarino Bremner, doctorante enphilosophie à l’université Columbia deNew York, lorsd’un séjour de recherche àlaBibliothèque nationale de France financé par leCouncil forEuropean Studies. La transcription ici publiée aétéréalisée par ses soins. Tous droits de reproduction réservés PAYS : France PAGE(S) : 73,74,75,76,77,78 SURFACE : 488 % PERIODICITE : Hebdomadaire RUBRIQUE : Débats DIFFUSION : 498558 JOURNALISTE : Éric Aeschimann 8 février 2018 - N°2779 marxisme, que cen’estpasnon plus du côtéd’une sorte d’idéologie révolutionnaire au sens occidental du terme, qu’il faut la chercher, c’estailleurs. L’hypothèse la plus communément avancée en Europe en ce qui concerne la crise iranienne, c’est une modernisation trop rapide. Après tout, cette hypothèse vaut ce qu’elle vaut, pourquoi donc faire chausser à cette réalité-là des bottes comme celles-là, transcendantes ? D’abord, ce ne sont pasdesbottes,ensuite ellesne sont pas transcendantes! Il y a une réalité. Ils pourraient dire tout simplement : « Nous ne voulons pas de cette modernisation, cerégime nous impose un rythme de développement, nous impose desstructures politiques que nous ne pouvons pas supporter, nous ne voulons pas payer à ce prix-là la modernisation qu’on nous impose. » Or, ils ne disent pas du tout cela. Un mot d’abord sur la modernisation. Jecrois – et il me semble d’ailleurs que ce qui se passeen Turquie ces semaines-ci le prouve aussi – que ce qui estrejeté en Iran actuellement, ce n’est pasune modernisation, c’est une vieillerie. Cette vieillerie, c’est le « kéma- lisme »,c’est-à-dire un certain type de restructuration de ces sociétés musulmanes, islamiques, etc., sur un certain mode plus ou moins emprunté à l’Occident, schéma qui a été mis au point vers les années 1920 par Kemal Atatürk, et dont la dynastie Pahlavi n’a pas cesséde seréclamer, explicitement jusque vers 1938, 1940, implicitement ensuite. Ensuite, c’est un fait que dans les couches les plus larges de la population, c’est-à-dire des intellectuels aux ouvriers des usines d’Abadan, des bazaris de Téhéran aux paysans de l’est de l’Iran, dans les régions les plus éloignées du centre, ce dont on se réclame, c’est bien en effet de genscomme Khomeini, et d’une façon plus générale des chefs religieux, ce dont on se réclame, c’est bien de l’islam, ce dont on se réclame, c’est bien d’une autre forme de vie, qui n’est pas la vie ancienne par rapport à la vie moderne, qui est une vie spécifique liée à la religion. Je crois que c’est un fait, on ne peut pas le nier et je ne connais pasbeaucoup de gensrevenant d’Iran qui diraient le contraire. Alors, le problème, me semble-t-il, est de savoir si c’estlà simplement une illusion qu’ils sefont sur eux- mêmes, et s’ils croient rattraper des valeurs reli- gieuses, alors qu’en fait simplement ils expliquent dans le seul vocabulaire qui leur reste un certain malaise par rapport à la situation présente. Ce que vous avez observé en Iran vous semble- t-il une hypothèse généralisable pour l’actualité d’aujourd’hui, le religieux devenant en cer- taines circonstances un espace dissident de résistance à l’Etat ? C’est une bonne question, parce qu’elle me permet d’introduire une distinction qui était, pour moi, assez claire, mais que je n’ai pas assezéclaircie pour les lec- teurs sans doute. Quand je parle de spiritualité, je ne parle pas de religion, c’est-à-dire qu’il faut bien dis- tinguer spiritualité et religion. Jesuis stupéfait de voir que spiritualité, spiritualisme et religion constituent dans l’esprit des gens une remarquable salade, une « marmelade », une confusion impossible! La spiri- tualité, c’est quelque chose que vous pouvez trouver dans la religion, mais aussi en dehors de la religion, que vous pouvez trouver dans le bouddhisme, reli- gion sans théologie, dans des monothéismes, mais que vous pouvez aussi trouver dans la civilisation grecque. Donc, la spiritualité n’est pasliée forcément à la religion, bien que la plupart des religions com- portent une dimension de spiritualité. Qu’est-ce que la spiritualité? C’est, je crois, cette pratique par laquelle l’homme est déplacé, trans- formé, bouleversé, jusqu’au renoncement à sapropre individualité, à sa propre position de sujet. C’est ne plus être sujet comme on l’a été jusqu’à présent, sujet par rapport à un pouvoir politique, mais sujet d’un savoir, sujet d’une expérience, sujet d’une croyance aussi. Il me semble que cette possibilité de sesoule- ver soi-même à partir de la position du sujet qui vous a été fixée par un pouvoir politique, un pouvoir reli- gieux, un dogme, une croyance, une habitude, une structure sociale, etc.,c’est la spiritualité, c’est-à-dire devenir autre que ce qu’on est, autre que soi-même. Il est certain que les religions sont à la fois une LA RÉVOLUTION IRANIENNE 8SEPTEMBRE 1978. Les militairestirent surlafouleàTéhéran, faisantdes centaines demorts. C’est le « Vendredi noir ». OCTOBRE. Khomeini s’installe à Neauphle- le-Château et devient lesymbole de lacontestation. JANVIER 1979. Leshah quittel’Iran. 1 ERFÉVRIER. Khomeini rentre enIrandans unavion d’AirFrance. 1 ERAVRIL. Proclamation delaRépublique islamique. Tous droits de reproduction réservés PAYS : France PAGE(S) : 73,74,75,76,77,78 SURFACE : 488 % PERIODICITE : Hebdomadaire RUBRIQUE : Débats uploads/Religion/ foucault-michel-entretien-inedit-de-1979-publie-en-2018.pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 11, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 4.3425MB