Emmanuel KANT Emmanuel KANT Qu’estce que les Lumières ? Traduction Jean Mondot
Emmanuel KANT Emmanuel KANT Qu’estce que les Lumières ? Traduction Jean Mondot Publications de l’Université de Saint Etienne Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité, dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere audel ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières. La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes, affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère (naturaliter majorennes), se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autres de s’instituer leurs tuteurs. n est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi, un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc, je n’ai pas besoin de faire des efforts moimême. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; d’autres se chargeront pour moi de l’ennuyeuse besogne. Que de loin la plus grande partie de l’humanité ( et notamment le beau sexe tout entier) considère le pas à franchir pour accéder à la majorité comme non seulement pénible, mais encore dangereux, c’est à quoi s’appliquent ces tuteurs qui ont eu l’extrême bonté de se charger de sa haute direction. Après avoir commencé par abêtir leur animal domestique et soigneusement empêché que ces créatures tranquilles ne soient autorisées à risquer même le moindre pas sans les lisières2 qui les retiennent, ils leur montrent ensuite le péril qui les menace si elles tentent de marcher seules. Or ce péril n’est précisément pas si grand, car après quelques chutes elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de cette sorte intimide et dissuade d’ordinaire de toute tentative ultérieure. Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir de son entendement, parce qu’on ne le laissa jamais en faire l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable, ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue. Mais qui les rejetterait, ne ferait cependant qu’un saut mal assuré audessus du fossé même le plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sontils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant euxmêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant une démarche assurée. Qu’un public en revanche s’éclaire luimême, est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes pensant par euxmêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après avoir rejeté euxmêmes le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme à penser par luimême. Ce qu’il y a de particulier dans ce cas, c’est que le public, qu’ils avaient autrefois euxmêmes mis sous le joug, les forcera alors à y rester pour peu qu’il y soit poussé par les menées de quelquesuns de ses tuteurs totalement inaptes aux Lumières. Ce qui prouve à quel point il est nocif d’inculquer des préjugés, parce qu’ils finissent par se venger même de leurs auteurs ou des prédécesseurs de ceuxci. C’est pourquoi un public ne peut qu’accéder lentement aux Lumières. Une révolution pourra peutêtre causer la chute du despotisme personnel ou d’une oppression cupide ou ambitieuse, mais elle ne sera jamais à l’origine d’une vraie réforme de la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout comme les anciens, de rênes au plus grand nombre, incapable de réfléchir. Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive de toutes les libertés, c’estàdire celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends maintenant crier de tous côtés : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas, mais faites l’exercice ! Le conseiller aux finances : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre : ne raisonnez pas mais croyez ! (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez !). Partout ce n’est que limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières et laquelle ne le fait pas ou peutêtre même leur est favorable ? Je réponds : I’usage public de notre raison doit à tout moment être libre et lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes ; I’usage privé de la raison en revanche doit assez souvent être très étroitement limité sans que cela soit une entrave particulière au progrès de ces Lumières. Mais j’entends par usage public de notre raison celui que l’on en fait en tant que sauant pour l’ensemble du public lisant. J’appelle usage privé, celui qu’on est autorisé à faire de sa raison dans un certain poste civil ou une fonction dont on a la charge. Or bien des tâches qui concourent à l’intérêt du bien public3 nécessitent un certain mécanisme, obligeant certains éléments du bien public à se comporter passivement, afin que, grâce à une unanimité artificielle, ils soient dirigés par le gouvernement vers des fins publiques ou du moins empêchés de les détruire. Dans ce cas, certes, il n’est pas permis de raisonner. Il faut seulement obéir. Dès que cette partie de la machine en revanche se eoncoit comme élément du bien public tout entier, et même de la sociéte civile universelle, par conséquent prend la qualité d’un savant qui s’adresse à un seul public, au sens propre du terme, par des écrits, il peut alors raisonner sans que les tâches auxquelles il a été affecté comme élément passif en souffrent. Ainsi seraitil très nocif qu’un officier, ayant recu un ordre de ses supérieurs, se mît pendant son service à ratiociner à voix haute sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il ne peut qu’obéir. Mais on ne peut en toute justice lui interdire en tant que savant de faire des remarques sur les fautes commises pendant le temps de guerre et de les soumettre au jugement de son public. Le citoyen ne peut refuser de payer les taxes qui lui sont imposées ; la critique insolente de tels impôts au moment où il a l’obligation de les payer peut même être punie comme un scandale (qui pourrait provoquer des rébellions générales). Mais le même n’est pas en contradiction cependant avec son devoir de citoyen si, en tant que savant, il manifeste publiquement son opposition à de telles impositions inopportunes ou même injustes. De la même facon, un prêtre est obligé devant ses catéchumènes et sa paroisse de faire son prêche selon le symbole de l’Église qu’il sert ; car il été engagé à cette condition. Mais en tant que savant, il a la totale liberté, même la vocation pour cela, de faire partager au public toutes ses idées soigneusement examinées et bien intentionnées qui ont trait aux défauts de cette symbolique et aux projets tendant à un meilleur aménagement de la religion et de l’Église. Il n’y a rien là qui pût être contraire à sa conscience. Car ce qu’il enseigne du fait de sa fonction en tant que dignitaire de l’Église, il l’expose comme quelque chose qu’il ne peut enseigner à sa guise, mais qu’il est requis d’exposer selon le règlement et au nom d’un autre. Il dira : notre Église enseigne ceci ou cela ; voilà les preuves dont elles se sert. n tirera ensuite tous les profits pratiques pour sa paroisse de préceptes auxquels pour sa part il ne souscrit pas avec une conviction totale, mais qu’il se fait fort cependant d’exposer, parce qu’il n’est pas tout à fait impossible qu’une vérité y soit cachée, mais qu’en tout cas, au moins, on n’y rencontre rien qui contredise la religion intérieure. Car s’il croyait y trouver cela, il ne pourrait pas en conscience exercer sa fonction ; il devrait démissionner. L’usage donc qu’un pasteur en fonction fait de sa raison devant sa paroisse n’est qu’un usage privé ; parce que celleci n’est qu’une assemblée de type familial, quelle que soit sa taille ; et compte tenu de cela, il n’est pas libre en tant que prêtre et n’a pas le droit de l’être, car il exécute une mission étrangère à sa personne. En revanche, en tant que savant qui, par ses écrits, parle au vrai public, c’estàdire au monde, par conséquent dans l’usage public de sa raison, le prêtre jouit d’une uploads/Religion/ kant-qu-x27-est-ce-que-les-lumieres.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 03, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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